Bob OSTERTAG


« Il est malaisé de détecter, à la première écoute, ce qui cloche dans cette musique. Mais elle semble bien givrée, barrée, imperceptiblement sous des dehors très stricts. Elle évoque cette folie particulière qui consiste à vouloir reproduire exactement, dans les moindres détails – littéralement –, ce qui s’est passé, ce qui s’est dit, à un instant précis, dans la totalité du monde. Ce qui relève bien entendu d’une prétention démente. Et, de fait, ce qui se formule ne sont que des bribes loquaces ou des ébauches vaillamment bredouillées puis abandonnées, des fragments très accentués, bravaches, des articulations, des liaisons, des associations d’idées, selon des intensités variables, intimistes ou théâtrales… »

Il faut revenir au début de cette aventure. C’est le troisième CD d’un long processus intitulé Say No More et incluant une production d’improvisations solo, des échanges à distance entre musiciens, un travail de composition par ordinateur, des prestations live ponctuées d’enregistrements recyclés ensuite en nouvelles créations. Entre chaque étape, des transferts de savoir-faire, des confrontations de pratiques acoustiques et électroniques, des interventions de la mémoire humaine et machinique, le tout pour instruire le procès de la fabrication musicale partagée entre machines et humains. C’est, de manière très développée et en utilisant les « nouvelles technologies », une continuation des effets rendus possibles par l’enregistrement : s’enregistrer, pouvoir se réentendre pour se corriger et s’améliorer, pouvoir écouter analytiquement les prestations d’autres musiciens a contribué à l’élévation des techniques et à une savantisation certaine des musiques considérées comme « populaires ». La technique a apporté les ressources de nouvelles formes d’écriture qui ont bouleversé le rôle rempli jusque-là par la tradition orale.

Voici le schéma directeur : Bob Ostertag, dans un premier temps, demande à Phil Minton (chanteur), Mark Dresser (contrebassiste), Gerry Hemingway (percussionniste) et Joey Baron (batteur) de lui envoyer, sans concertation, une séquence enregistrée qui soit représentative de leur vocabulaire musical et de leur style. Une empreinte, leur ADN musical. Ces artistes ont repoussé très loin les limites de leurs capacités expressives et Bob Ostertag se trouve en possession d’échantillons très riches et complexes. Il va analyser en profondeur le fonctionnement de ces langages singuliers pour en comprendre la logique de développement. Avec ses logiciels il va scanner, décoder, couper, sélectionner, coller, modifier, altérer la vitesse, les timbres, inverser des flux et « écrire », par ordinateur, une œuvre originale où les trois artistes jouent artificiellement ensemble et, même mieux, semblent improviser en interaction directe. Ce qui, bien entendu, est un leurre : les échanges sont « décidés » et orchestrés par un tiers opérant en association avec une série d’outils électroniques. Dans la stratégie du sampler, les musiciens sont transformés en alias agis par lui.

À partir de cette partition d’un nouveau genre, les quatre musiciens se produisent en concert et interprètent l’œuvre composée. En y greffant, forcément, de nouvelles interventions et digressions, dépassements et détournements. Ces prestations live sont enregistrées et, dans son laboratoire, Bob Ostertag recommence son travail de lecture et d’autopsie. À partir de ce témoignage de musique saisi à vif, il échantillonne des organes, des fluides, des muscles, des nerfs et construit une autre « créature de Frankenstein musicale ». Toute l’aventure repose sur cette dynamique de style ping-pong entre un groupe de musique réel et son alter ego virtuel agencé par ordinateur. L’âme musicale de chaque musicien est exportée dans de nouveaux ensembles, recyclée successivement, sans s’appauvrir, mais comme vivant à chaque fois une réincarnation complète : en bleuet, en cailloux, en fumée, en rouge sang, en encre, en lavande, en cendres…

Le modèle choisi évoque comment le vivant évolue en recyclant le vivant. C’est la similitude et la continuité qui prédominent et cependant rien n’est comme avant. Pour ceux qui les connaissent, il est impossible de ne pas identifier la voix de Phil Minton, la frappe claire de Gerry Hemingway, l’archet de Mark Dresser… Pourtant, un doute s’insinue, comme s’ils ne se manifestaient que partiellement, en partie masqués ou « orientés », « préparés » comme on parle de « piano préparé ».

Dans les nombreux va-et-vient entre l’intériorité des musiciens, ce qu’ils produisent avec leurs instruments de musique, le transfert de leurs créations vers les supports d’enregistrement puis les logiciels chirurgicaux, les manipulations en ordinateur, le retour vers leurs intériorités et leurs instruments, des gènes perturbateurs se sont immiscés, des parasites, des agents musiciens d’autres sphères. Et ce qui en ressort, ce sont de curieux poèmes sonores hybrides, spontanés autant que pétrifiés : les chants brisés que l’on peut entendre sourdre des failles séparant/joignant humains, objets, animaux, plantes, minéraux, machines, robots et au delà…

La langue baragouinée de Phil Minton, inclassable, indatable, onomatopées savoureuses, sentencieuses ou grivoises, priant bestialement, s’adonnant au lyrisme de clebs philosophes. Des percussions véloces, fluides, fermes et raffinées, transmission de messages à fleur de peau, lévitation de métal liquéfié. Cordes frottées en majesté, nappes stables, s’éloignant ou se rapprochant ou cordes griffés et stridences ancestrales. Voix qui grince, ricanements technologiques, chœur effrayé, bain de sang. Lamentations sacrificielles, déferlement et soulèvement, incendie de klaxons, meute électronique déchaînée. Course pressée dans les lavandes, combustion odorante, ciel de cendres, particules qui s’évanouissent, matières qui pâlissent, s’effacent. Avec toujours cette pulsion haletante de tout dire, « littéralement », de ne rien perdre et tout réutiliser, avant de renoncer en lâchant quelques propos exploratoires, sibyllins, fantastiques et dérangés. Fin d’un cycle, tous les sons tapis. Attente d’autres réincarnations.

(Pierre Hemptinne)


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OSTERTAG, Bob
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