OVAL


L’idée d’un automate musicien est à la fois fascinante et, comme toute forme de robotisation qui emprunterait à l’humain une de ses caractéristiques distinctives, un peu effrayante. On connaît la forte impression que produisirent au XVIIIe siècle des automates comme ceux construits en France par Jacques de Vaucanson, ou encore « le Turc », ce fameux joueur d’échecs mécanique présenté par l’inventeur hongrois Wolfgang von Kempelen dans toutes les cours d’Europe – il sera plus tard révélé comme étant une supercherie, après avoir bluffé le monde entier pendant près de quatre-vingts ans, et fortement impressionné des gens comme Benjamin Franklin ou Edgar Allan Poe. Si un automate nous semble naturel lorsqu’il se présente comme une machine, comme une horloge par exemple, ou un robot industriel, il est plus délicat d’être confronté à des créatures imitant l’homme, comme les androïdes (gynoïdes dans ce cas) fabriqués aujourd’hui au Japon et en Corée, Der2 ou EveR-1, qui parlent, chantent, et peuvent tenir une conversation rudimentaire avec un interlocuteur humain.

Mais il est également, en dépit cette fois de leur apparence de machine, tout aussi troublant d’imaginer des processus artificiels, informatiques, reproduisant une activité humaine. C’est l’objet du test développé par le pionnier de l’informatique Alan Turing, qui permet de distinguer entre un comportement purement machinal et une intelligence artificielle. Étonnamment, un des critères requis de l’ordinateur pour qu’il passe le test avec succès et soit considéré comme une imitation crédible de l’humain est une certaine quantité de fautes de frappe dans les textes qu’il écrit.

Ovalprocess est le nom choisi par Markus Popp pour son installation sonore composée d’une application informatique, présentée dans une station transparente en Plexiglas, comprenant l’ordinateur et son interface, ainsi qu’un lecteur et un graveur de CD. Cette station transforme automatiquement toute base de données sonores qui lui est présentée en une série de morceaux de musique à la Oval, reproduisant les mêmes préférences, les même spécificités, les mêmes caractéristiques tonales ou rythmiques, que les morceaux produits par Markus Popp lui-même. Destinée à être exposée dans l’espace public, dans un musée par exemple, la machine peut ainsi fonctionner seule, ou en interaction avec d’autres stations fonctionnant avec le même programme, à partir de quelques indications de bases qui orientent le choix effectué par l’application dans la banque de sons mise à sa disposition.

Markus Popp est prompt à limiter lui-même les prétentions de sa machine. Il ne s’agit pas, insiste-t-il, d’un nouvel « outil révolutionnaire pour produire de la musique électronique », mais d’une représentation automatisée, et d’une simulation didactique, de son propre processus de travail. La musique produite est immédiatement reconnaissable comme étant de la musique d’Oval, et reproduit le choix de sonorités et le canevas de composition des précédents albums du musicien. Celui-ci a depuis ses débuts une position critique et ambivalente quant à son statut de musicien, de compositeur, arguant qu’il est impossible aujourd’hui de persister dans les conceptions anciennes de la musique, et qu’une vision honnête de la création sonore doit prendre en compte ses méthodes de production, ses interfaces technologiques. Il a ainsi travaillé à rendre visible l’appareillage technique de la musique actuelle, qui n’est plus selon lui à considérer comme de la musique électronique au sens où on l’entendait auparavant mais comme de la musique informatique, nées de conditions indissociables de l’utilisation d’un ordinateur, et de la manipulation de sons dans le domaine numérique. En ce sens la musique à glitch, dont Oval fut un des précurseurs, et qui repose essentiellement sur le traitement de fichiers informatiques corrompus, de sons produits par des défaillances, par le fonctionnement défectueux d’un programme, d’un CD ou d’une machine, est une manière de mettre en avant cette technologie, de la rendre visible en la détournant, en la poussant à l’erreur, à l’échec. Elle revendique un certain fétichisme du format numérique, même si c’est au prix de cette transgression ; elle donne de la technologie un portrait en creux, et n’en dévoile la présence jusque-là invisible qu’au prix de ces dérapages. C’est au moment où elle ne fonctionne plus qu’elle devient réellement flagrante.

Ovalprocess est donc une restitution des différents processus qui président à la création de la musique de Markus Popp, mais il ne s’agit pas pour autant d’une solution de facilité. Il ne s’agit pas réellement d’un générateur d’oval-music, entièrement robotisé, et prêt à remplacer le musicien dans son labeur. Au contraire, le travail de préparation de la banque de sons, c’est-à-dire le choix créatif de couleurs musicales, d’une palette sonore, reste la majeure partie de la production de la musique, et la plus créative ; cette tâche-là n’est pas automatisée et reste l’apanage du musicien, sa marge d’autorité. Ainsi les albums produits au moyen de cet instrument, Ovalprocess et Ovalcommers, ont tous deux des caractères différents, dans la composition comme dans les textures que le musicien définit étrangement en termes assez traditionnels, parlant de sons de trombones, d’orgue, de distorsions de guitare, pour désigner les sonorités abstraites de ses fichiers. Sa machine peut être ainsi programmée pour favoriser tel ou tel résultat, conservant un comportement aléatoire limité par les paramètres artistiques défini par l’artiste. Elle constitue un équilibre soigneusement calculé entre le hasard, l’autonomie de la machine et la personnalité de l’artiste.

Benoit Deuxant



Artists

OVAL
0