Avant-propos

La musique expérimentale ou d’avant-garde occupe une place floue dans la tête des gens. Comment appelle-t-on ça ? À quoi ça sert ? Est-ce qu’on se moque de nous ? Si la recherche et l’expérimentation ont toujours tenu une place importante dans l’histoire de l’art, ce n’est qu’au XXe siècle que cette démarche a été perçue comme une rupture, et entreprise comme une remise en question des formes officielles. Autrefois outil de combat idéologique, avant de devenir l’expression d’une révolte individuelle, l’avant-garde a aujourd’hui une position ambiguë dans la culture populaire. Qu’elle soit célébrée comme un aboutissement, comme une utopie en marche, dé-considérée comme une voie de garage élitiste, ou bien encore vécue comme un exil, une niche marginalisée, elle vit de nos jours dans un relatif isolement, et peine à se positionner au sein de la culture globale, et plus encore de la société. Comme l’art contemporain, qui a mis très longtemps à se trouver un public, et s’est trouvé aujourd’hui une place entre le tourisme de luxe et le prestige des États, ou pour le dire comme W.G. Sebald : « La culture n’est pas l’antidote au désordre que nous semons en étendant l’économie ou en faisant la guerre, l’art est une forme de blanchiment d’argent . »

L’histoire des avant-gardes du début du XXe siècle montre des artistes et des mouvements d’une grande fierté, quelquefois d’une grande arrogance, possédant une ferme conviction dans le bien-fondé et la qualité de leur travail. Comment pourrait-il en être autrement ? Afin de se lancer à l’assaut des idées reçues, des traditions et des convictions artistiques (et politiques) de son époque, il fallait d’abord être sûr de soi, de son droit. L’atmosphère révolutionnaire de ces mouvements ne laissait aucune place au doute, comme le prouve le ton cassant et définitif des multiples manifestes publiés à cette époque. L’heure est à l’exaltation, il est question de « chanter l’amour du danger, l’habitude de l'énergie et de la témérité », comme le dit F.T. Marinetti dans son manifeste futuriste, mais aussi de « délivrer l’Italie de sa gangrène d’archéologues, de cicérones et d’antiquaires… » Le jargon et les stratégies quasi militaires de ces mouvements montrent clairement que la scène de l’art est pour eux un champ de bataille. L’éternel combat entre les anciens et les modernes prend alors des allures de pugilat, parce qu’il n’est pas seulement question de style, de goût, mais d’un choix philosophique, et politique. Selon la vision de ces mouvements, le progrès est radicalement linéaire, il faut aller de l’avant, et ceux qui s’opposent à ce mouvement sont des traîtres. En cela, l’idée d’avant-garde est l’opposée de celle d’une expérimentation marginale, qui devrait être traduite et acceptée par le grand public. Il s’agit au contraire d’un achèvement que ce grand public doit rejoindre. Comme le dit Jean Cocteau : « Il n’y a pas de précurseurs, il n’y a que des retardataires. »

Cette idée de progrès radical, mêlant percée idéologique et innovation artistique, a longtemps été la théorie première de l’art contemporain en général, et partant, des avant-gardes musicales, et la théorie derrière le terme de « musique expérimentale ». Le schéma, hérité de Malevitch, désigne l’artiste comme fer de lance d’un mouvement de réforme totale de la société. L’art est un moteur de progrès mais aussi et surtout une vision d’un futur déjà réalisé. Ce qui choque ou étonne est voué à devenir courant, sinon banal, à rentrer dans les mœurs. L’étrange est ici justifié parce qu’il préfigure quelque chose qu’on ne peut pas encore comprendre, parce que les circonstances de sa normalité ne sont pas encore réalisées. C’est la position que défend encore Jacques Attali dans Bruits (1977), un des rares livres à tenter de justifier la musique contemporaine. Il y définit ce qu’il appelle le caractère prophétique de la musique : « La musique est prophétie. Dans ses styles et son organisation économique, elle est en avance sur le reste de la société, parce qu’elle explore, dans un code donné, tout le champ du possible, plus vite que la réalité matérielle ne peut le faire. Elle fait entendre le monde nouveau qui peu à peu, deviendra visible, s’imposera, règlera l’ordre des choses ; elle n’est pas seulement l’image des choses, mais le dépassement du quotidien et l’annonce de leur avenir . »

Dans cette vision, l’avenir préfiguré par l’œuvre d’art est inéluctable. La perception de l’artiste échappe alors à toute discussion, toute négociation. L’artiste, et avec lui son entourage, formé d’initiés, possède une connaissance qui échapperait encore au reste de la population. Celle-ci serait en devoir de le rattraper, d’apprendre progressivement les nouveaux vocabulaires artistiques, les nouvelles règles, les futurs standards. Alors qu’auparavant le temps de l’art, comme le temps de la société, était statique, immobile et immuable, c’est, au travers de ces avant-gardes, l’arrivée inexorable du mouvement, du changement, de la révolution permanente. L’art n’est plus un corps fixe qu’il faut apprendre à rebours, mais un processus perpétuel de développement qu’il faut saisir au bond.

Aujourd’hui, le langage de l’art est peut-être moins martial, moins guerrier, mais il est toujours aussi épris de stratégie et de conquêtes, non plus dans le but d’un renversement des valeurs établies, mais d’avancées sur le marché, de percées à travers les couches successives du mythique grand public. Au travers de l’observation, et surtout de la prédiction, des modes et des tendances, c’est toujours une victoire totale, idéologique et commerciale, qui est désirée, sur les valeurs artistiques des masses. L’observateur averti peut ainsi deviner quelle part de la musique underground, des formes artistiques marginales, sera cooptée par le mainstream, par la population de base. La tolérance accordée par les médias généralistes aux débordements des artistes de la périphérie, provient de cette promesse, de cet engagement à rentrer progressivement dans le rang. Si les avant-gardismes ne seront que plus tard digérés par le mainstream, quelquefois longtemps après la mort de leurs acteurs principaux, mais parfois aussi de leur vivant avec leur concours, ou malgré leur désapprobation, c’est toutefois un retour au bercail que l’on attend d’eux, que l’on exige même. Ils sont acceptés, tolérés, comme un champ d’expérimentation, comme un laboratoire, où ce qui survit à l’expérience, ce que celle-ci ne détruit pas, est susceptible de pouvoir vivre dans le monde extérieur. L’auteur de science-fiction Ken McLeod décrit dans The Stone Canal un monde organisé en deux classes de population : l’une, favorisée, vit dans un certain confort, mais au prix d’une surveillance constante, et du respect d’un cadre légal strict ; l’autre, à l’inverse, vit dans un état de totale anarchie, de semi-criminalité, sans intervention mais aussi sans soutien de l’État. La justification derrière cette organisation est la reconnaissance que sans cette marge turbulente, contestataire et dangereuse, la société conformiste dégénère, décrépit. Sans les apports réguliers de nouveauté et d’inattendu que seule la marge peut produire, la société ne peut survivre. C’est ainsi la périphérie seule qui peut fournir, après tests multiples, des innovations qui auront fait leurs preuves, à la dure, et seront re-packagées, ré-emballées, afin d’être proposées à la consommation des masses.

Un tel schéma est encore souvent évoqué pour justifier l’existence de la marge, lorsqu’on cherche à convaincre, à faire des adeptes, lorsqu’on considère utile d’attirer les candidats à l’ascension sociale et culturelle vers cette marge, souvent hautement valorisée, statutairement, associée aux beaux-arts, au marché de l’art contemporain. Cette vision des choses a pourtant été régulièrement remise en question par les vagues successives d’innovation musicale. Les avant-gardes historiques de l’avant-guerre défendaient cette idéologie utopiste, d’un progrès social et politique par l’art, s’opposant ainsi à l’idéologie bourgeoise de l’art pour l’art défendue par l’ancien régime. Si à cette époque, la musique était déjà entrée dans le domaine du divertissement, de la consommation, les futuristes russes comme italiens voulaient en faire une arme, autant de propagande que d’éducation.

L’après-guerre verra une grande remise en question de cette perspective révolutionnaire de l’art. Un abîme se creusera entre les mouvements artistiques des blocs de l’Est et de l’Ouest, mais tous deux marqueront la fin d’une époque, d’une vision. À l’Est, une chape de plomb s'était abattue dès les années 1930 sur les artistes ; ceux-là même qui avaient soutenu le plus activement la révolution furent les premières victimes des purges staliniennes, et du virage autoritaire vers la monoculture du réalisme socialiste, accusés, comme Rodchenko de formalisme, expulsé des cercles du parti, accusés de « subjectivisme », comme Kazimir Malevitch, emprisonné et torturé, ou encore Vsevolod Meyerhold, dont les expérimentations théâtrales furent jugées incompatibles avec le style officiel, et qui fut forcé sous la torture de signer une prétendue « confession » dans laquelle il s’accusait de travailler pour les services secrets japonais et britanniques, avant d’être exécuté. De son côté, l’Occident, sous l’impulsion des États-Unis, reviendra par contre à une esthétique plus individualiste, reprenant en partie l’idéal romantique de l’Auteur, du Créateur. Solitaire et souverain, l’artiste est hors de la société, indépendant et apolitique. Une position entretenue à l’Ouest par l’idéologie américaine, qui pourtant fera de l’art contemporain une vitrine du monde libre, et soutiendra politiquement et financièrement les artistes. Des individualistes forcenés comme Pollock ou De Kooning, qui malgré leur refus de se considérer comme une école, ou un mouvement, furent, à leur corps défendant, cooptés par le pouvoir et exportés comme « l’art américain ». On le voit ici, des deux côtés, on renonce à la recherche d’une avant-garde populaire, d’une part, et on cherche ensuite à dépolitiser l’art.

Une certaine volonté révolutionnaire, une certaine subversion accompagnera toutefois, et de manière chaque fois différente, chaque grand moment de la musique expérimentale. Cette volonté passera toutefois souvent au second plan, derrière l’innovation formelle, ainsi même les artistes engagés politiquement trouveront difficile de mêler leur art et leurs convictions. La contestation trouvera de son côté d’autres modes d’expression, qui seront souvent et paradoxalement plus conformistes formellement. Quelques moments seront plus propices que d’autres à une ouverture et une convergence entre la marge expérimentale et un public plus ou moins nombreux. Ainsi des ponts se créeront entre les publics et les genres, lorsqu’un nouveau mouvement attirera une égale curiosité de la part du public averti et du public profane. Durant la période où ces nouvelles musiques étaient en pleine émergence, où elles n’étaient pas encore réglementées, codifiées, l’opposition entre populaire et élitiste n’avait pas de raison d’être. La marge radicale comme la part plus populaire de ces nouvelles musiques étaient « dans le même bateau » et une certaine tolérance était de mise de part et d’autre afin de les asseoir, indépendamment des frictions et des contradictions internes. Comme dans le livre de Ken McLeod, marge et mainstream sont alors temporairement dans un état d’interdépendance, même si celle-ci ne profite à l’avant-garde, ou à la marginalité, que dans ces quelques moments d’ouverture, ces quelques fenêtres de temps, où le grand public est en demande de changement, et est prêt à assumer celui-ci. Mais plus ce grand public se fragmente, comme c’est le cas depuis quelques années, et perd ainsi son homogénéité, son unicité, plus ces voies de passage se multiplieront, dans le sillage de nouvelles impulsions culturelles. Un point de rencontre se créera ainsi par exemple dans les années 1970 dans la foulée du mouvement punk, entre le nouveau public rassemblé par ce dernier et ce qui deviendra ensuite la musique « industrielle », une même volonté d’indépendance farouche, de do-it-yourself, d’opposition à la politique de son époque (même si cette opposition n’a pas forcément pris une forme politique, au sens traditionnel du terme) et un même sentiment de la nécessité d’un changement en profondeur de la société. Cette rencontre, même si elle sera relativement brève, accordera une visibilité à des expérimentations sonores qui, sans l’éphémère effervescence de l’époque, seraient restées marginales, imperceptibles. De nouveaux circuits de distribution, de performance, d’information apparaîtront alors qui seront partagés par les différents genres, et favoriseront dans certains cas les croisements entre les musiques, les musiciens, et les publics.

Cette popularisation relative de l’avant-garde se retrouvera également dans les années 1990 dans la mouvance accompagnant la musique techno, notamment en Europe. Ici aussi des passerelles s’établiront entre la techno dans sa version populaire et les musiques électroniques plus avant-gardistes. Des labels comme Mille Plateaux feront le lien entre la scène rave et des musiques plus radicales, réussissant pendant un temps à mélanger les différents publics et les différents genres. Le label Touch, de son côté, attirera également un public nouveau vers la musique expérimentale et intégrera des musiques électroniques issues de manière détournée de la scène techno, comme les Finlandais de Pansonic ou Rioji Ikeda. Ces grands moments, auquel on peut ajouter la naissance du jazz, la naissance de la musique concrète, les travaux de Stockhausen ou ceux de John Cage, verront se définir une confluence temporaire, lorsqu’une partie suffisante du grand public se sentira prête à intégrer de nouvelles données, de nouvelles formes artistiques et de nouveaux modes de pensée. Cette convergence prendra fin hélas souvent très vite lorsque la nouveauté deviendra elle-même un canon, une forme fixe, et surtout lorsque des versions édulcorées de la nouveauté viendront remplacer la fraîcheur des innovations premières. Intégrées progressivement au système global de la culture, les marges sont dépouillées de leur fonction de marges, leurs productions sont adoptées, telles quelles dans un premier temps, puis copiées à l’infini, dans un second, jusqu’à la caricature. Elles sont graduellement réduites à leur enveloppe, à leur apparence, et célébrées à titre quasi posthume, autant comme simulacre de culture, que comme simulacre de marginalité. Comme le dit Achim Szepanski, fondateur du label post-techno Mille Plateaux : « La périphérie est encerclée de manière répétée par le système et vice versa, les scènes marginales fonctionnent selon des normes qui sont avidement adoptées par les systèmes, si elles servent le développement de la complexité et du contrôle . » Mise au défi de choisir entre la facilité et l’aventure, une grande partie du public se fermera alors aux expérimentations trop radicales, allant quelquefois jusqu’à les condamner. Un mouvement de gentrification entrera également en jeu, cherchant à rendre respectables les innovations en les privant de leurs aspects les plus critiques, les plus polémiques. Ainsi souvent le jazz, ainsi souvent le rock. Le musicien chinois Yan Jun raconte qu’au fur et à mesure de sa reconnaissance par le public, la scène expérimentale chinoise a commencé à utiliser le terme sound-art pour remplacer le terme noise. Chaque génération cherchera également à consolider ses acquis, en les codifiant, en les figeant, sans voir que la forme première n’avait d’importance que pour l’étincelle révolutionnaire qu’elle comportait, et sans être capable de distinguer la même étincelle dans une autre forme.

D’une manière générale, la tendance aujourd’hui pour la musique expérimentale, et pour l’avant-garde en général, sera de trouver de nouveaux points de départ dans la culture populaire et non comme autrefois dans la tradition, les circuits classiques. La démarche qui consistait à se détacher progressivement du classicisme, ou à réformer les formes anciennes de l’intérieur, est aujourd’hui remplacée par un parcours prenant source dans la culture populaire (la low-brow culture, la culture non académique). Comme le dit Gerfried Stoker : « Les rituels traditionnels de l’accès au monde de l’art ne sont plus d’actualité, et beaucoup ne prennent plus la peine de chercher accréditation auprès de l’establishment de l’art. Le retrait plein de noblesse vers des hauteurs éminemment artistiques peut encore sembler une option viable pour certains, mais il ne peut fonctionner comme base sur laquelle construire des alternatives et des concepts potentiellement fructueux, de même qu’il ne peut assurer le rôle de l’art contemporain dans le développement social et culturel . »

En écartant le plus possible l’académisme au profit de l’originalité individuelle, de l’idiosyncrasie, les musiques actuelles remettent en question des concepts comme « populaire » ou « élitiste ». En ouvrant au débat les bases même du jugement musical et artistique, en mettant en doute les bases immuables, quasi religieuses, des « anciennes formes de beauté », elles déplacent les centres de la création et les dé-classent. Les hiérarchies passées ne régissent plus les normes de l’acceptable, du convenable, elles ne président plus au goût commun. Ce mouvement a été agressivement amorcé par les avant-gardes qui ont dès leurs premiers pas, cherché à remplacer les normes de l’establishment par d’autres, puisées ailleurs, dans d’autres civilisations (voir par exemple l’intérêt des cubistes pour l’art dit alors « primitif »), dans d’autres domaines parfois (la science, souvent, a été invoquée comme source d’inspiration, et de légitimation), ou dans d’autres classes sociales (d’une paysannerie imaginaire à un prolétariat utopique). La nostalgie obligée et le recyclage académique des légendes anciennes, des mythologies chrétiennes, des folklores locaux, par l’art classique, se sont vus boycottés en faveur de la vie quotidienne de la modernité. Le rejet des mythes héroïques du passé ira parfois, comme dans le cas du pop art, jusqu’à une célébration de la banalité, du prosaïque. Comme le rappelle David Bourdon : « Le pop art a fait peur parce qu’il bouleversait les valeurs “civilisées”. Les artistes qui s’y adonnaient étaient vus non seulement comme non créatifs, mais bien plus comme des imitateurs flagrants des formes d’art les plus vulgaires, les plus basses : les comics, le design commercial des emballages et les illustrations de la publicité . » Le monde de la création artistique était un des derniers bastions refusant la démocratisation, c’est-à-dire littéralement, la vulgarisation. Ici comme ailleurs, la lutte est une lutte de pouvoir. Régir le jugement esthétique est l’objet d’un combat permanent, dont l’enjeu n’est pas seulement de prestige, on l’a vu, mais aussi d’une mainmise sur l’imaginaire, sur la pensée. L’opposition entre tradition populaire et tradition académique, qui ont été longtemps les deux seuls choix possibles, a été chamboulée par plusieurs éléments déterminants du siècle passé, l’enregistrement, notamment, ainsi que la multiplication et le décloisonnement des genres. Aujourd’hui les musiques sont en majeure partie construites par les publics eux-mêmes, et par les artistes qui émanent de ce public, plus que par les cercles académiques, ou même plus que par les industries musicales. Les différentes musiques émergentes sont soutenues et influencées par le public qu’elles se créent, et qui les créent en retour, par leur pratique, par leur « consommation » de ces musiques. La musique expérimentale est ainsi constituée et soutenue par un amalgame de publics, provenant d’horizons divers, issus de différentes familles musicales, et créant, eux, le genre musical « expérimental ».

« Quand elle s’exerce dans un circuit fermé, la liberté se dégrade en rêve, devient simple représentation d’elle-même. » Guy Debord

Si les publics donnent une structure commune, un contexte partagé, aux différentes manières d’appréhender la musique expérimentale, les artistes eux-mêmes multiplient les perspectives qui président au genre. Ce genre, constitué en réalité d’une foule de genres, où par delà les traits communs, ce sont principalement des individualités qui s’expriment, ajoute alors encore à la diversité de ses formes d’expression, une diversité d’approches. Les méthodes de travail, les aspirations, mais surtout les motivations de chacun y sont différentes, quelquefois totalement inconciliables. Parmi celles-ci, une scission se marque entre les démarches subjectives, faisant intervenir l’artiste avec un plein statut de créateur, comme producteur d’une forme lui appartenant en propre, et dont il est l’auteur, et les démarches objectives, où l’artiste se distancie de son propre ego, et applique des stratégies de composition se départant le plus possible d’implications personnelles. Ces derniers se veulent alors médiateurs, artisans au service d’une science, d’un concept, d’une réalité. Cette vision combine deux évolutions parallèles de l’histoire contemporaine de l’art : la disparition progressive de l’œuvre, en tant que création, qui a fait suite à la disparition progressive de l’artiste, en tant que créateur, en tant qu’auteur. Les changements profonds apportés à la conception de l’œuvre d’art par les travaux de Marcel Duchamp, ou d’une autre manière par ceux d’Andy Warhol ou de Roy Lichtenstein, ont définitivement remis en cause la position de l’artiste comme artisan, comme inventeur, ou comme producteur d’objets. De même, et à l’inverse, mais pour des résultats similaires, l’_esthétisation de la vie quotidienne_ professée par le Bauhaus, et à sa suite par toutes les écoles orientées vers les arts appliqués, a détourné jusqu’au sens de l’objet d’art, pour en faire un réel objet de consommation, et par cela introduire l’art dans ce qui serait autrement banalement fonctionnel, et ainsi désacraliser la fonction de l’art en l’admettant dans le monde réel de la vie quotidienne. La vision académique d’un élitisme artistique est alors remplacée par une vision plus utilitariste, plus proche d’une praxis populaire, où chacun peut prétendre à une activité artistique. Plusieurs stratégies de la musique expérimentale relient ces transformations radicales du statut de l’œuvre et de l’artiste, de sa fonction et de son élaboration. Des équivalents de ces bouleversements sont ainsi à trouver dans des conceptions comme l’œuvre ouverte, les processus aléatoires, ou dans des démarches comme le field-recording ou l’usage des machines. Tous ces procédés ont en commun d’ôter volontairement à l’artiste une part de responsabilité dans la création, soit en y introduisant le hasard, soit en déplaçant les critères de construction, d’exécution ou de composition de l’artiste au processus, ou à la réalité. Ainsi, il n’est pas abusif, par exemple, de rapprocher le field-recording d’une forme sonore de ready-made, où l’enregistrement poserait comme un cadre vide sur la réalité. Comme avec le ready-made d’origine, on peut voir là soit la fin de l’art, soit son commencement. On peut célébrer le retour de la réalité, et d’une forme d’émerveillement devant elle, ou regretter la fin du règne de la subjectivité humaine et de son intervention dans la création de l’œuvre d’art.

L’antidote à ce regret est fourni quelquefois par un retour du politique dans l’art, par une mise en contexte des œuvres ou par une conceptualisation aiguë des thèmes sociaux et des critiques inhérentes à sa création. À l’instar des arts plastiques, et de l’art conceptuel qui fut parmi les plus engagés de son temps, la musique a du mal à se positionner sur le terrain politique, même si plusieurs commentaires tendent à dire « simplement » que l’art est politique dès que les artistes sont engagés. Il subsiste toutefois une difficulté à transcrire cet engagement dans la musique elle-même et non à la limiter au contexte qui l’accompagne (contexte de production, de diffusion, de promotion, etc.). À l’inverse de cette vocation sociale, très présente chez certains artistes, d’autres poursuivent un chemin plus individualiste, plus subjectif, dont la traduction est souvent une incarnation, une inscription de l’art dans le corps de l’artiste, glorifié ou maltraité, qui devient l’instrument et l’œuvre à la fois du travail de celui-ci. Cette démarche qui peut prendre des formes très extrêmes n’est toutefois pas la seule. D’autres cheminements utilisent le vécu du musicien pour développer des formes de fictions sonores basées sur sa mémoire, sur son environnement personnel, ou sur la perception qu’il en a. C’est une voie à rapprocher de ce que Harald Szeemann nommait les « mythologies individuelles », un assemblage d’éléments biographiques ou idiosyncrasiques, construisant un univers codifié, souvent complexe, dont seul l’auteur a les clés. On le voit, les options de la musique actuelle sont nombreuses, parfois contradictoires, elles ne constituent pas un dogme formel ou idéologique, et ne peuvent servir de plate-forme commune, mais possèdent une série d’éléments communs qui relient des comportements et des volontés apparentés, présentant un désir semblable de répondre aux interrogations contemporaines hors des schémas et des formes traditionnelles.

« So, what’s the purpose of this experimental music ?
– No purpose, sounds !
– Then why bother ? Sound is around us anyway… » John Cage

Parmi ces démarches, un courant assez généralisé remet radicalement en cause la vision de la musique expérimentale comme avant-garde, comme fer de lance d’un progrès artistique ou politique. Elle remet en question la justification de cette musique comme « pari sur l’avenir », comme laboratoire où s’invente et se crée une musique, certes incompréhensible aujourd’hui, mais qui s’intégrera un jour au corps général de l’histoire musicale, ou sera à la base du travail des musiciens de demain. Cette justification, qui plaçait les artistes dans une posture progressiste, d’une importance capitale pour une vision à long terme, les privait toutefois de toute pertinence quant au présent, les cantonnant à l’intérieur d’un « cordon sanitaire » où leurs innovations, leurs provocations, leurs déviances, seraient contrôlées, régulées, et ne risqueraient pas de contaminer le reste de la population. Plusieurs démarches remettent en cause cette mise à distance, cherchant au contraire une appréhension immédiate de la musique expérimentale à l’intérieur de son époque, et non plus comme work-in-progress, comme chantier où l’on ne pourrait pas, et ne devrait pas, espérer de résultats immédiats. De nombreux musiciens et compositeurs, depuis les années 1950, ont cherché à briser ce paradigme futuriste, à retrouver une légitimité dans l’instant, au moment même de la création. La musique improvisée a voulu répondre à ce questionnement en rassemblant en une seule personne compositeur et interprète, et en cristallisant le moment de jeu, de composition et de réception par le public dans un même espace temporel. D’autres approches encore ont travaillé à cette « disparition du futur », comme les emprunts de John Cage au Zen, et au concept d’« ici et maintenant ». Ces nouvelles démarches, rejetant tout aspect de spéculation, voire d’optimisme, dans la musique, impliquent une compréhension radicalement nouvelle de la création. Les résultats obtenus sont valables immédiatement, même si leur pertinence peut en être réduite à cet instant précis. La vision à long terme est considérée comme caduque, avec comme conséquence une recherche moindre de retombées politiques, sociales ou même de prolongements artistiques. Ainsi, les musiciens commencent à se baser sur une forme d’immanence plutôt que sur une intentionnalité, ce qui entraîne des bouleversements profonds dans la performativité de l’œuvre, voire provoque sa disparition. L’œuvre ne doit plus avoir nécessairement des répercussions sur la société future, elle ne doit plus forcément causer un effet sur celle de son temps. En un sens, on peut dire qu’elle ne doit plus nécessairement avoir de signification. Il ne faut toutefois pas confondre ce nouveau paradigme avec un retour à des concepts anciens comme celui de l’« art pour l’art », mais y voir au contraire une réaction aux idéologies précédentes, et à leurs dérives autoritaires. En renversant la formule de Gilles Deleuze, on peut voir cette insistance sur l’immanence de la création comme un rejet des interprétations transcendantales de l’art. L’immanence est également un moyen de se débarrasser de la médiation de la culture (généralement marquée elle aussi par la transcendance) et d’obtenir un langage artistique direct, qui ne requiert pas de connaissances préalables – contrairement au plus élémentaire des morceaux folk, rock ou à la plus simple des compositions classiques – et puisse s’adresser à tous sans réclamer de bagage culturel précis. Cette immédiateté ne s’obtient néanmoins qu’en réduisant la portée de la communication, qu’en réduisant la quantité d’information transmise. Pour reprendre la formule de Frank Stella: « What you see is what you see. » Il n’y a plus de signification cachée à chercher dans l’œuvre, pas de vérité en dehors de la rencontre immédiate avec une réalité empirique. On peut établir ici un parallèle avec la littérature en rapprochant cette tendance dans l’évolution de la musique du Nouveau Roman, et citer son chef de file, Alain Robbe-Grillet : « Une explication, quelle qu’elle soit, ne peut être qu’en trop face à la présence des choses. » Ce refus d’une herméneutique de l’œuvre a trouvé son champion en la personne de Susan Sontag, dont le livre Against Interpretation (1966) défend l’idée d’un art qui ne doit pas être expliqué mais ressenti. Elle y réclame « en lieu et place d’une herméneutique, un érotique de l’art. » Cette démarche affranchit l’artiste du poids de la société, du poids de la culture, et lui accorde une liberté individuelle plus grande sinon totale. Dore Ashton rappelle que l’idéal de liberté des avant-gardes a commencé avec la peinture. C’est là qu’ont eu lieu les premières batailles contre l’interprétation, et contre la loi de la raison. « Les artistes abstraits, écrit-elle, étaient convaincus que quelque chose de pur, quelque chose non encore souillé par la raison, peut être puisé dans des sources subliminales. Beaucoup parlaient d’un regard innocent, érigeant en principe l’étrange notion baudelairienne de “naïveté” […] Certains mettaient sur un même pied liberté individuelle et liberté politique, d’autres la limitaient à l’acte créatif lui-même, tous, quel que soit leur camp, avaient cette liberté à l’esprit . »

Quelque temps plus tard, John Cage formula plusieurs théories, définit plusieurs principes, qui avaient tous pour but de limiter l’intervention autoritaire du compositeur dans la création. En facilitant l’incursion du hasard dans la musique, il évitait l’ingérence de l’auteur, de ses a priori, de ses habitudes, de toute attitude prédéfinie, et ouvrait l’œuvre vers l’inattendu, l’imprévisible. Il y ajoutait également un regard nouveau sur l’écoute, qu’il définit comme plus importante encore que le jeu chez le musicien, ou l’idée chez le compositeur. Cet accent mis sur l’immanence du son, encore une fois, est sans doute ce qui distinguera radicalement la musique après Cage des conceptions précédentes de la composition ou du travail de musicien. Cage reprochait à ces musiciens de trop réfléchir et de ne pas savoir entendre. « Les musiciens, disait-il, ne sont pas intéressés par les sons, ils sont trop intéressés par les relations entre deux sons, au point de ne pas savoir en écouter un seul. Pour entendre les relations entre les notes, ils sont obligés de se couper de la perception de tout le reste, les sonneries de téléphone, les bébés qui pleurent, le bruit de la rue, les voitures qui passent … » C’est ce monde réel, ce monde extérieur, que Cage réintroduira dans la musique avec « 4:33 », préfigurant des démarches ultérieures comme l’_ambient music_, conçue à l’origine pour se mêler au son de son environnement, ou comme le field-recording tel que nous le connaissons aujourd’hui, vu comme un univers sonore si riche qu’il ne nécessite plus l’intervention de l’homme-musicien pour être musical. John Cage, qui était un ami de Robert Rauschenberg, reconnaîtra une similitude entre les « White Paintings » de ce dernier et des œuvres comme « 4:33 ». Ces tableaux sont pour lui une approche de « la peinture comme un miroir, comme un aéroport ». John Cage admettra avoir été fortement influencé par les peintures « blanc sur blanc » de Kazimir Malevitch, qu’il découvrit à travers l’interprétation que Laszlo Moholy Nagy en fit dans son livre _The New Visio_n. Laszlo Moholy Nagy y décrivait le tableau comme « un écran de cinéma miniature ». Cet écran vide, vierge, transposé en musique, deviendra selon les interprétations, le réceptacle des projections de l’auditeur, un déclencheur orientant son attention sur l’univers sonore qui l’entoure, ou une reconnaissance de l’immanence, un satori les libérant, lui et l’artiste, de ses préconceptions et lui offrant une nouvelle perception du monde.

« Quelquefois je vois et puis je peins, parfois je peins et puis je vois. Les deux situations sont impures et je ne préfère ni l’une ni l’autre . »
Jasper Johns

Comme l’art contemporain, la musique expérimentale est un pari, un acte d’audace, cherchant à créer de « nouvelles formes de beauté » sans recourir aux méthodes traditionnelles (aux formes, aux styles, aux modèles) de création artistique. En s’éloignant le plus possible des modèles de son temps, voire, à l’heure actuelle, en ne s’y référant presque plus, ce pari exploite au maximum le principe de singularité (défini par Kant et souvent cité par Bernard Stiegler) à la base du jugement esthétique et, partant, de la création artistique elle-même . Entamée comme un processus de débordement, dans le sens où l’innovation devait repousser les limites et les barrières de son temps, de la même manière que le progrès devait transformer la société, par un renoncement au cadre restrictif imposé par les valeurs anciennes, l’expérimentation cherche aujourd’hui une pleine liberté de forme (de formes) et une exploration de toutes les potentialités créatives possibles. Cette création sans barrières est aussi une création sans filet. Si l’acte créateur tient lieu d’acte esthétique, et de jugement à la fois, il devient plus difficile d’établir une « communication », un « contact » avec le public. Là où autrefois régnait le consensus autour des formes installées, et même un consensus partiel autour des formes émergentes (les tribus autour des genres, les publics niche, hip hop, techno, ska, baroque, qu’importe), il n’y a plus ici de référent collectif, de jugement « universel », de ce qui est « beau » ou « bien », ou simplement « réussi ». Musique sans mode d’emploi, elle ne demande pas un apprentissage, une connaissance, mais un dés-apprentissage des blocages générés par les formes imposées ; elle réclame ainsi une ouverture, une acceptation et une reconnaissance de l’alternative, de la différence. Ce qui ne veut pas dire que tout se vaut, que tout est permis puisque tout est possible. Les choix et les actes posés par les artistes doivent continuer à être jugés, évalués, puisque c’est dans ce jugement esthétique que résident les bases de la création. Cette vision, à l’opposé de tout relativisme, est vraie pour le musicien, de cette manière « réfléchissante », que Kant décrit comme « un universel par défaut, destiné à s’universaliser sans preuves » (Stiegler, op. cit., p. 98), mais elle est aussi vraie pour le public, qui y trouve de nouveaux horizons, de nouveaux « modes de vie », leur permettant de « se transformer en intensifiant leur singularité » (Stiegler, op. cit., p. 44). Encore une fois il ne s’agit pas d’un processus de fuite en avant, ni d’un mouvement escapiste, asocial (même si plusieurs courants musicaux ont quelquefois pris cette forme, souvent par provocation, rejetant le reste de la société et affectant des poses frisant le darwinisme social). Il faut envisager cette maximalisation de la différence, de la singularité, dans une optique de transindividuation, cherchant à revaloriser le jugement et les actes de chacun, dès lors qu’il cesse d’être un consommateur passif et démontre sa capacité critique à dépasser les formes imposées (ou plutôt « acceptées »), à s’en départir, s’en libérer, et à voir, au travers de ces formes nouvelles, la possibilité de se construire en tant qu’individu, et en tant que membre de la société.

Benoit Deuxant