EXPERIENCE

CE QU’ARCHIPEL RACONTE

Il est un lieu où les musiques rencontrent les flux scientifiques, philosophiques, économiques et technologiques, mélangent le fruit de leurs recherches et cristallisent en îlots. C’est l’histoire de cet Archipel sonore que nous désirons raconter – dans les liens, aussi, qu’il tisse avec, d’une part, une créativité cinématographique expérimentale voisine et trop méconnue et, d’autre part, la poésie sonore visant à contracter en une forme unique la poésie et la musique par un travail sur le langage, le texte et le son dans leurs différents aspects.

L’histoire débute au XIXème siècle avec la découverte et l’utilisation de l’électricité et de toutes les inventions qui vont en découler, incluant l’enregistreur et le cinéma, révolutionnant de nombreux aspects du quotidien et paramètres de la perception. C’est aussi l’histoire de toutes les innovations motrices qui vont soutenir et développer la société industrielle. La fascination pour le moteur et la machine comme outil de conquête du temps, de l’espace et des ressources cachées de l’homme. L’inconnu recule. Mais dans le même temps le rêve d’un homme meilleur vole en éclats : toutes ces nouvelles connaissances seront mises à profit pour rationaliser et rentabiliser au mieux les forces de destruction lors des traumatismes les plus importants du XXème, remettant en cause le principe du progrès humain, moteur de la modernité.

Pour illustrer la perméabilité féconde entre sciences et arts qui conduira, dans une fièvre exceptionnelle de découverte, à renouveler profondément les connaissances et les sensibilités, rien de tel qu’un exemple concret, celui d’Etienne-Jules Marey, « médecin, physiologiste, pionnier des tracés et des mesures en médecine, cardiologue, pionnier de l’étude du vol aérien, féru d’hydraulique, pionnier de la photographie et de l’image animée » (Anson Rabinbach, « Le moteur humain »). Marey se passionne pour le fonctionnement du corps humain, ses mouvements, ses énergies intérieures et, pour, essayer de comprendre comment ça se passe, il va mesurer, et, pour ce faire, inventer en tâtonnant des outils et méthodes de mesure. Il contribue alors à rendre visible l’invisible et ses recherches auront un impact considérable dans différentes domaines, du théorique à l’artistique, de la thermodynamique musculaire à l’économie du travail. Il bouleverse les notions de temps et d’espace. Ses travaux inspirent plusieurs œuvres et courants emblématiques : L’évolution créatrice de Bergson, le Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp et « Umberto Boccioni, le grand théoricien du futurisme, reconnaissait à Marey le mérite de ‘‘l’unification du concept d’espace, auquel se limitait le cubisme, avec celui de temps’’ » (A. Rabinbach).

Ainsi, un espace de convergences entre tous les savoirs, des plus pragmatiques aux plus virtuels, a été le moteur de la modernité et de ses progrès. Cette convergence des savoirs, leur complémentarité voire analogie mènera progressivement au concept de systémique, cette philosophie de recherche ou paradigme scientifique consistant à compléter l’analyse spécifique de chaque élément d’un ensemble par une conception de l’ensemble (du « système ») en envisageant des relations existant entre chacun des éléments, favorisant le croisement et la complémentarité des approches et disciplines. La systémique préconise en cela une vision macroscopique du monde, permise par la transdisciplinarité et la théorie des systèmes (Van Bertalanffy, de Rosnay, Morin, etc.). C’est dans cet espace énergétique que surgissent les formes nouvelles de la connaissance et de l’esthétique, d’abord de manière expérimentale, sous forme de prototypes. Un espace de liberté où les créateurs laissent libre cours à leur singularité, en parfaits sismographes de tous les changements qui affectent les relations entre l’homme, la compréhension qu’il développe de lui-même et de son environnement. Ils sont à l’écoute des avancées, des nouvelles théories, des innovations technologiques et les intègrent ou les critiquent dans leur processus de création. Cela donne lieu à l’apparition d’œuvres inclassables qui n’entrent pas dans les catégories conventionnelles déjà établies.

Pour autant, ces musiques inclassables ne sont pas repliées sur elles-mêmes. Entre elles et les musiques mainstream, on peut imaginer un même type de relation qu’entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée. Il faut qu’il y ait quelque part de l’expérimentation hors genres, des gestes incalculables, gratuits pour que l’ensemble du champ musical continue à être irrigué par le vivant. Ce sont les audaces « pointues » de quelques illuminés qui, au fil du temps, permettent aux musiques plus conventionnelles d’intégrer des éléments de nouveauté : rythmes, textures, écritures. Comprendre ce que les musiques populaires actuelles ont d’exaltant implique souvent de pouvoir apprécier la part de leur généalogie qui puise, de manière insoupçonnée, dans cet héritage de l’expérimental, du côté des défricheurs. Contrairement à ce que prône le marketing des industries musicales, les musiques ne peuvent se vivre et se comprendre selon la segmentation et les logiques de niche. Tout communique et fluctue du savant au non-savant : l’hétérogène devient la règle.

Archipel est un premier élément pour poser un regard neuf, non académique, sur l’histoire récente de la création musicale. C’est un point de vue qui tranche avec les étiquettes et les compartimentages figés et intéressés. Il rappelle que le vivant, en musique comme partout, surgit de l’inconnu, de l’inexploré, de ce qu’il y a entre les frontières. C’est ce que nous enseignent les formes inclassables organisées en îlots métaphoriques dans Archipel. Et sans cette part de vivant porté par ce qui dérange les normes, comment entretenir son désir de musique ? C’est là qu’est la vraie problématique philosophique et politique de l’accès aux musiques.

Pierre Hemptinne




DES RADICALITÉS À L’ŒUVRE :

LA MUSIQUE COMME EXPÉRIENCE

Que dire de l’œuvre silencieuse de John Cage ? Des extrêmes de la musique improvisée japonaise (japanoise et onkyo) ? De l’immédiateté « hic et nunc » de certaines pratiques in situ ? De la disponibilité de l’écoute du field recording ? De l’incarnation du son de la poésie sonore ? Du papillon que libère La Monte Young dans l’auditorium comme de l’usage du temps d’Eliane Radigue ? Des consoles de mixage bouclées sur elles-mêmes de Toshimaru Nakamura ? De l’approche prospective du médium technologique du platinisme ? Que ces œuvres sont « radicales ». Voilà comment rapidement les qualifier, par-delà le terme si peu compris d’ « expérience ».

La musique et l’art, plus globalement, témoignent tout au long du XXe siècle d’un procès de radicalisation à l’œuvre dans les démarches d’artistes. Mais que veut dire « radical » ? Qu’est-ce que la « radicalité » ? Est dit « radical » ce qui revient à la racine. Et donc, ce qui a rapport au principe d’une chose, à son essence. En ce sens, les pratiques artistiques « radicales » sont celles qui renouent avec leurs « fondamentaux ». On peut dire de la peinture moderniste qu’elle est radicale en ce qu’elle se concentre sur les spécificités du médium « peinture » : la planéité, la surface, la matière, la couleur, etc. Il en va de même pour la musique. On qualifiera de radicale une musique qui se concentre sur ses paramètres et éléments fondamentaux : le silence, le bruit, le temps, le timbre, le corps du performer, le contexte de propagation du son, etc. En cela peut-on certainement parler d’une musique « expérimentale ». Une musique qui interroge sa propre matière, sa pratique, ses supports et outils ; mais une musique, aussi, qui invite à éprouver, expérimenter des situations singulières, au sein desquelles elle n’est peut-être qu’un prétexte. Éprouver (mettre à l’épreuve ; ressentir, connaître par expérience ; subir des changements, des variations, des altérations) et expérimenter partagent la même racine : experiri, autrement dit « faire l’essai pratique, théorique et cognitif de la réalité ». Cette conception de l’art comme expérience témoigne de l’existence dans l’art moderne et contemporain d’un courant de pensée pour le moins pragmatique. Celui-ci semble avoir été anticipé par le philosophe pragmatiste américain John Dewey qui en 1934 rédigeait Art as Experience. Pour le philosophe, l’expérience se comprend en termes de relation, d’interaction et de transaction. L’être humain, que ce soit à travers ses pratiques scientifiques, artistiques, ou dans ses activités quotidiennes, est essentiellement un être-en-relation, un organisme en tension et en interaction avec et dans un environnement, qu’il soit physique, biologique ou plus spécifiquement humain, social et culturel. L’expérience concernerait cette forme particulière de relation ; elle permettrait à l’homme d’entrer en relation avec son environnement par le biais de signes et de symboles, animant le monde visible d’une valeur et d’une signification qui le dépassent et le transcendent, en renvoyant au monde invisible et projeté des émotions, des désirs, des rêves ; elle serait par conséquent le point de jonction, d’articulation et de rencontre entre nature et culture ; enfin, l’expérience esthétique serait l’expérience du monde la plus aboutie, elle prolongerait en l’amplifiant et en la réalisant l’expérience « commune » du quotidien (la pratique de l’art serait l’expérience de l’expérience). L’art, selon cette philosophie, ne doit donc pas se concevoir comme une entité ou une pratique séparée de la vie, et de notre expérience quotidienne, mais comme un point ultime où se réaliserait par excellence cette expérience.

Aussi comprend-on mieux ce qui se joue dans ces formes expérimentales de la musique. Car si la musique a intégré en l’accompagnant en permanence notre quotidien, l’enjeu aujourd’hui est sans doute de préserver en elle ce qui nous rend disponible à l’expérience, ce qui oriente et aiguise nos sensibilités et nous aide à renouveler notre appréhension du monde. Aussi, ces musiques que l’on dit marginales, difficiles ou hermétiques apparaissent-elles essentielles (elles touchent à l’essence de l’expérience musicale), fondamentales (elles renouent avec certains de ses fondamentaux) et capitales (sans elles la musique ne connaitrait rien d’elle-même).

Archipel : de dérive en itinérance

Bien sur, il sera toujours possible de reprocher à ces pratiques leur sérieux ou leur cérébralité, voire encore leur gravité. Mais rappelons que ces musiques s’adressent avant tout à notre sensibilité ; elles induisent des sensations, des émotions, des impressions particulières, à la fois sensitives et mentales. Aussi n’existent-elles pas dans un arrière-monde à l’accès impossible, telle une réalité supra-sensible, et elles ne s’opposent pas aux expressions relevant plus globalement du divertissement. Elles ne s’y opposent pas mais s’y ajoutent, et bien souvent les éclairent, les renforcent ou encore les permettent. Si l’on reproche à certaines pratiques expérimentales de la musique leur hermétisme, on se surprend dans le même temps des rapports qu’elles entretiennent avec d’autres répertoires musicaux. Parce que la question du genre n’est qu’une vue de l’esprit : dans la nature, nulle nomenclature, nulle classification. Les formes musicales, aussi culturelles soient-elles, échappent à l’objectivisme avec lequel on tend à les traiter. Bien sur, il y a des genres, des pratiques spécifiques, des traits propres à telle ou telle région ou à telle ou telle culture (peu à peu nivelés par un procès globalisant), mais la musique n’est pas un objet figé, c’est un champ en mouvement permanent qui plus que tout autre médium artistique fluctue au gré des échanges et des courants. Ceci est d’autant plus vrai que notre nouvelle culture appelle une nouvelle manière de penser l’esthétique, de ses modes production à ceux des sa réception. Notre hyperconsommation volatile et fragmentée serait le propre d’un éclectisme culturel entendu comme une tendance à l’hybridation des espaces culturels individuels. Le monde est devenu un immense hypertexte où tout communique ; des passerelles et des échelles nous permettent d’accéder aux savoirs comme aux produits les plus variés. Nous sommes des locataires de la culture, des sémionautes (nous traçons des trajectoires entre des signes) naviguant dans un écosystème culturel complexe. C’est tout l’intérêt d’une approche transversale de la musique. À l’image d’un monde unifié où tout cohabite, les genres musicaux ne sont pas clos, fermés : ils communiquent, échangent, opèrent par syncrétisme, hybridation. Constamment des musiciens inventent des dialogues, entrent en relation et créent des chemins de traverse entre les différentes scènes, faisant se confronter formes, rythmes, pratiques, mais aussi publics dans un esprit d’éclectisme assumé et porteur. S’il en va ainsi pour tous les types de musique, le cas des musiques expérimentales ne déroge pas à la règle puisqu’on trouve toujours en leur périphérie des références ou analogies témoignant de la porosité des genres . Cette transversalité permet de mieux saisir ce qui dans la musique contribue à nourrir sa dimension organique et mutante à l’heure de la « diversité homogène » et de la transculturalité.

Loin d’être parcellaires, découpés, les territoires de la musique se recoupent et dialoguent, se croisent et s’enchevêtrent. À l’image de l’univers organisé, telle une architecture complexe de systèmes s’édifiant les uns sur les autres, les uns dans les autres, s’imbriquant, s’impliquant, s’enchainant, etc. La Nature est dans cet ordre « cette extraordinaire solidarité de systèmes enchevêtrés s’édifiant les uns sur les autres, par les autres, avec les autres, contre les autres : la Nature, ce sont les systèmes de systèmes en chapelets, en grappes, en polypes, en buissons, en archipels » . Pourtant, on peine à parcourir ces territoires dans leur diversité et à en appréhender les zones les moins conventionnelles, les plus audacieuses. Archipel se propose d’y remédier et invite au voyage, à la poétique de l’errance et de la découverte. Dire que le voyage vaut mieux que la destination, ou qu’il vaut mieux voyager plein d’espoir que d’arriver au but, c’est souligner la plus grande valeur du chemin parcouru que le but en lui-même. Archipel se propose d’investir des parcours, convie à franchir des étapes, d’expérience en expérience. La captation et le rendu des environnements sonores de Chris Watson, chasseur de son ; l’exceptionnelle hybridité des traditions croisées de Moondog ; les installations sonores contextuelles de Rolf Julius ; les performances in situ de John Butcher ; le minimalisme taciturniste et la maîtrise des ressources guitaristiques de Taku Sugimoto ; les défaillances, hasards et accidents de la machine chez Oval, donnant de la technologie un portrait en creux ; les collages musicaux d’œuvres préexistantes de John Oswlad, précurseur du copyleft et de l’anti-copyright ; la tension du visage de Justice Yeldham sur ses plaques de verres amplifiées ou l’amplitude vocale extraordinaire et la rage maîtrisée de Diamanda Galás. Du futurisme à Fluxus, de Georges Aperghis à Anne-James Chaton, Luc Ferrari, Peter Brötzmann, Guy Debord, Morton Feldman, György Ligeti, Alvin Lucier, Radu Malfatti, Andrea Neumann… Autant de manières de découvrir et surtout de vivre la musique, dans sa radicalité comme dans ses transversalités ; dans l’évasion, les cheminements et l’itinérance qu’elle appelle et permet.

Sébastien Biset