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TACET II - Experimentation

TACET est une nouvelle revue de recherche dédiée aux musiques expérimentales. À parution annuelle et bilingue (français et anglais), elle a pour ambition de créer un espace de réflexion interdisciplinaire et international sur ces musiques, comprises dans leur diversité esthétique : de la noise à l’improvisation, en passant par l’électroacoustique, l’électronique, les musiques minimalistes, silencieuses, indéterminées, conceptuelles, la poésie sonore, le free jazz, les field recordings, l’art sonore, etc. Précisons cependant que l’expérimentation ne saurait appartenir à un ensemble particulier de musiques, mais dépend de la démarche artistique qui conduit la pratique.

TACET compte ainsi, à l’endroit des musiques expérimentales, contribuer au renouvellement de la recherche théorique en confrontant et croisant des discours de musiciens, des études issues de l’esthétique et de la philosophie de l’art, du renouveau critique en musicologie, des cultural studies et des gender studies, de la pensée politique, des sciences sociales, ou encore de la géographie.

Archipel s’associe à Tacet dans le cadre de son second numéro. Il en est la prolongation en ligne, en proposant à l’écoute un ensemble d’œuvres, évoquées ou analysées au fil de la publication. Une navigation appelant au raccord entre la théorie et les pratiques dont elle se fait tout à la fois le commentaire et l’instigatrice.


Ce second numéro, consacré à la question de l’expérimentation, interroge la notion même de musique « expérimentale », expression définissant un champ de pratiques sonores particulièrement hétérogènes, voire aux enjeux et aux modalités quelquefois antagonistes.

La première partie de ce dossier entend souligner d’emblée le pluralisme historique de l’expérimentation musicale et les écarts tendus entre des positions qui s’établissent au même moment et la revendiquent toutes.

Deuxième partie, où l’expérimentation rejoint la notion d’expérience. L’un des apports de l’esthétique pragmatiste à la pensée de l’art au XXe siècle fut de rappeler que l’expérience esthétique, loin d’être autonome et détachée des autres formes d’activités humaines comme pouvait l’affirmer la tradition esthétique issue de Kant, tend au contraire à intensifier ces dernières et à renouveler l’expérience des individus avec leur environnement.

Les articles rassemblés dans la partie suivante se veulent autant de réflexions sur des problématiques qui sous-tendent les musiques expérimentales de ce début de XXIe siècle.


La musique expérimentale selon Pierre Schaeffer. L’expérience phénoménologique à l’épreuve du laboratoire (Pauline Nadrigny)

Si Pierre Schaeffer est souvent présenté comme l’un des pères de la musique expérimentale électroacoustique, la définition qu’il propose de cette expression tend à l’isoler. La musique expérimentale – autre nom de la musique concrète, expression que Schaeffer finit par délaisser – part de sons complexes et synthétiques, qu’elle se charge d’abord d’écouter et de penser. La musique expérimentale n’est ici créatrice d’objet que dans la mesure où elle cherche à lesentendre autrement et, par conséquent, à les décrire autrement : elle engage une nouvelle conception du phénomène sonore. L’expérimentation schaefferienne, avant d’être une fabrique laborantine de sons inouïs, opère un retour phénoménologique à l’expérience sonore concrète.

En définissant ce que Schaeffer entend sous l’expression « musique expérimentale », depuis les premières expériences du Studio d’essai, les débats avec ses contemporains dans les années 50, jusqu’à la rédaction de son Traité des objets musicaux, nous tâcherons de souligner ce rapport original entre le retour phénoménologique au son même et une pratique musicale en studio qui cherche à fonder un nouveau solfège. Il s’agira de voir comment la musique expérimentale, dans son acception schaefferienne, se joue dans une ambiguïté – certainement irrésolue – entre expérience phénoménologique de l’écoute et expérimentation (comme méthode scientifique) d’un musicien devenu « luthier des sons ».

Pierre Schaeffer – Etudes de Bruits
Pierre Schaeffer – Etudes de Bruits


Informations perdues : quelques perspectives sur les « actions expérimentales » (1948-1972) (You Nakai)

En 1948, John Cage affirme que la forme est le seul élément musical qu’il faut affranchir de toute loi de composition. La même année, la théorie de l’information de Claude Shannon et la cybernétique de Norbert Wiener étudient toutes deux le problème de la forme signifiante (Gestalt) par laquelle un observateur donné cadre l’information qu’il reçoit. En 1955, Gregory Bateson et Cage théorisent chacun une observation faite trois ans auparavant. Pour l’anthropologue cybernéticien, il s’agit de la découverte de l’échange du métamessage « ceci est un jeu » que les singes utilisent pour cadrer leur interaction. Pour le compositeur expérimental, il s’agit de la révélation que le silence absolu n’existe pas – un tel silence n’existe que dans le cadre défini inconsciemment avec force par le métamessage : « ceci est de la musique (sons produits pour être écoutés) ». Sans se connaître, Cage et Bateson forgent le même terme pour décrire le résultat théorique de leurs observations : l’action expérimentale, consistant à annuler cadres et types logiques préétablis de façon à créer de l’imprévu (improviso). Cependant, la signification des théories de Cage et Bateson réside aussi dans leur dimension performative : l’observation qu’ils ont faite est en elle-même un cas paradigmatique d’ « action expérimentale ». Cet article met alors en perspective historique cette dualité de l’ « action expérimentale », en musique expérimentale et en théories des systèmes, où théorie (theôria) se confond toujours avec performance et vice-versa. La confluence parallèle décrite ici va, d’une part, des débuts de la cybernétique et de la théorie de l’information à la formation du concept d’autopoiesis et, d’autre part, de l’introduction en musique par Cage du hasard et de l’indétermination aux improvisations composées/structurées de Christian Wolff et Grand Union. Ce faisant, cet article reconnaît et questionne la nature ambiguë de ses propres observations, et l’abstraction à laquelle il procède nécessairement à partir des faits. L’action expérimentale est ainsi théorisée et rejouée une nouvelle fois. Et le point de vue exprimé ici devrait, entre autres, mieux faire comprendre pour quelle raison les publications universitaires ont besoin de résumés comme celui-ci.

John Cage – Music Of Changes
Christian Wolff – Duo for violinist and pianist


L’expérimentation par la bande : Terry Riley et Steve Reich face à la poétique de l’indétermination (Johan Girard)

Née des travaux sur bande de Terry Riley à l’orée des années 1960, l’école « répétitive » américaine a inauguré une « troisième voie » entre l’avant-garde européenne et l’expérimentalisme cagien. Par des procédés de mise en boucle, des effets d’échos et d’accumulations, Riley et le premier Reich ont placé la répétition de fragments identiques au centre de leur activité compositionnelle. Cette étude entend revenir sur la genèse de ce courant en mettant en évidence sa dimension d’expérimentation concrète, mais aussi son opposition à l’esthétique expérimentale telle que la définit John Cage autour du concept d’indétermination. Il s’agira, en partant de la notion de musique « processuelle » chez Reich, de mettre en évidence ces points d’opposition. Ceux-ci concernent notamment l’usage et le statut de la répétition, la nature du matériau, les questions de l’ « impersonnel » et de la « transparence » structurelle. On interrogera enfin les descendances contemporaines de cette « troisième voie », qu’elle renvoie, plus ou moins directement, aux processus compositionnels de Reich ou à l’usage de boucles et d’accumulation du matériau, dans la lignée des travaux de Riley.

Braodcast – Microtronics
Pauwel Cluster – Marzipan
Fluence – A Few Reasons To Stay A Few Reasons To Split
J.D. Emmanuel – Focusing Within
Joel Vandroogenbroeck – Cycle
Klaus Schulze – Studt For Terry Riley
Steve Reich – Melodica
Terry Riley – Untitled Organ
Terry Riley – Music for the gift
Tortoise – Ten Day Interval


Expérimentale ou expérientielle ? Perspectives exploratoires et tactiques d’une musique pensée comme expérience (Sébastien Biset)

Penser l’expérience nécessite d’abord de distinguer les notions d’expérience et d’expérimentation. En musique, cela revient tout à la fois à rendre compte de l’expérimentalisme d’une certaine tradition musicale étendue à un ensemble de champs constituant le registre des « musiques expérimentales » (aussi radicales soient-elles), mais aussi d’une praxis singulière ou mode de vie dans lequel la musique est vécue comme une expérience à la fois artistique, culturelle, esthétique et existentielle, dont l’ordinaire introduit du sens et des valeurs dans la vie de ses praticiens et auditeurs. Cette nature praxique est aujourd’hui encouragée par de nouveaux types de consommation et de production dont rend compte le concept socio-économique de « pro-am » qui décrit un brouillage de la distinction entre professionnel et amateur, favorisé par les outils 2.0, technologies par excellence de l’amateur que certains considèrent comme l’instrumentarium de ce xxie siècle. Tournant dont il faut admettre, pour le meilleur et pour le pire, l’irréversibilité, ce contexte favorise la dimension praxique de la musique et en éclaire la nature « expérientielle », par-delà le seul registre de l’« expérimental ».


Experimentum : note sur l’essai, l’épreuve, l’expérience (François J. Bonnet, Gérard Pelé)

Dans l’expérimentation scientifique, l’expérience n’est pas investie en tant qu’objet car sa finalité est de faire la preuve, par les résultats obtenus, de la théorie qui a dicté son montage. L’expérimentation artistique, particulièrement en musique, s’est parfois inspirée de cette démarche laborantine, soit en rejetant les résultats non conformes à la théorie ébauchée et, par conséquent, en modifiant son programme, soit en rejetant la théorie elle-même, ce qui conduit chaque fois à la conception de nouvelles expériences. Dans le premier cas, il y a une certaine indifférence pour l’actualisation sensible de l’expérience, dans le second pour le virtuel, interchangeable, de la théorie. Les deux démarches préservant néanmoins la réalité de l’œuvre. Or, d’autres voies peuvent être explorées par une « musique d’expériences » qui forgerait une fonction spécifique du musical où l’expérimentation s’actualiserait moins dans une poïétique que dans une esthétique. Il s’agirait alors d’éprouver et, éventuellement, de faire éprouver, l’expérience pour elle-même, ce qu’elle engendre de radicalement autre, se heurtant à nos sensibilités et à nos savoirs – sans refouler le plaisir esthétique comme dans la lignée duchampienne – et en excédant toute idée de laboratoire ainsi que toute définition institutionnelle, au nom d’une idée que cette note se propose, justement, d’explorer.

Charlemagne Palestine – Closing
Christian Wolff – Stones
Eliane Radigue – Geelriandre
Gomikawa Fumio – Mixed Human Franken Jmd
Hijokaidan – Untitled
Kassel Yaeger_Deltas
Randy Yau – Incidents
Sachiko M – 2808200
SunnO))) – Candelgoat


L’écoute expérimentale et l’onde de choc (Pierre Hemptinne)

À quelle transmission de biens symboliques l’amateur de musique expérimentale contribue-t-il ? Que fait-il circuler, qu’investit-il dans les échanges culturels qui soit spécifique à cette pratique de l’écoute expérimentale ? Comment situer ce vécu par rapport au constat de Walter Benjamin « le cours de l’expérience a chuté », formulé après le début de l’onde de choc qu’était 1914-18 ?

Evan Parker – Aerobatics
Peter Brotzmann – Nothing To Say
Polwechsel & Tilbury – Field
John Zorn – Never Again
Phil Minton – Dough Song
Phil Minton – Dough Song
Keiji Haino – My Only Friend
Misha_Mengelberg_0’87’'46
Rudiger Carl – Woyzeck


Hors-Faces : expérimentations sur supports discographiques (Samon Takahashi)

Entre confessions d’un collectionneur compulsif et tentative amusée de musicologie empirique ce texte est avant tout un inventaire commenté. J’ai tenté d’établir une liste, aussi complète que possible, d’environ cent soixante-dix références significatives. De nombreuses références étant à cheval sur plusieurs catégories, la division en chapitres sert avant tout à faciliter la lecture. Pour ce qui concerne la nomenclature des notes, la date correspond à l’année de parution et le pays au lieu de publication. Chaque entrée correspond à la première occurrence d’une édition.

Milan Knizak – Composition
Erikm – Variations opportunistes


L’expérimentation noise, en()quête de liberté (Sarah Benhaïm)

Loin d’être réservée au champ de la musique savante, l’expérimentation et l’ensemble des pratiques qui lui sont associées ont souvent été liées à l’underground. Dans cette continuité, lanoise music se caractérise par un éventail étendu de possibilités sonores et bruitistes, tendant à complexifier sa propre définition et catégorisation. En prenant pour terrain la subculture noiseparisienne, il s’agit d’exposer les différentes formes que peut prendre l’expérimentation dans un tel cadre, que ce soit au niveau du matériau musical, des pratiques ou de la réception. Cette réflexion globale autour de cette notion amène notamment à considérer le processus expérimental comme déterminant dans le contexte noise, qu’il s’agisse de la remise en cause des conventions liées au matériau sonore sursaturé et au jeu musical improvisé, des pratiques apparentées au bricolage, ou de la recherche de physicalité et d’immersion résultant du fort volume d’écoute lors des live. Ces divers types d’expérimentation noise seront ainsi mis en regard avec l’idéal prôné par les enquêtés, en quête de liberté.

Bülanz Orgabar – Josh de Dresde
Arnaud Rivière – Upper Pasta Mega Culpa
Ero Babaa – Tu vas commencer par fermer ta gueule
Fred Nipi – 16
Opéra Mort – Minuit Cercueil
Popol Gluant – Live du 31.07.2009 au Chiquito
Sister Iodine – Air France
Tourette – Jardin du sommeil
Vomir – Dans la récusation du monde social, le chemin vers le renoncement à toute interpénétration
Zaraz Wam Zagram – Kogo Ty We Mnie


Deux expériences (James Whitehead)

En prenant pour point de départ le fait quelque peu banal que les mots anglais experiment etexperience se traduisent tous deux en français par expérience, nous proposons, à travers une analyse spécifique du genre contemporain du noise dans la musique ou dans l’art sonore, de montrer que le bruit possède une « objectivité » et ne doit pas être considéré comme un genre musical ni être évalué à l’aune de formes expérientielles ou expérimentales de la musique. Certaines œuvres bruitistes exposent des propriétés – ou une absence de propriétés – qui leur permettent d’être abordées comme des choses en soi, des objets éloignés de toute corrélation humaine. Pour l’analyse spécifique du bruit, nous nous référons aux mathématiques et à une science informatique très simple englobant la « musique » créée par l’Homme dans un ensemble beaucoup plus vaste d’« objets bruitistes » trouvés dans la nature. Cette définition du bruit comme objet trouve des échos dans certaines philosophies récentes qui s’intéressent à l’accès au réel : un réel qui est ici une compréhension de l’incompréhensible.


The Movement of zero and one made audible : le click et le simulacre cinétique de la musique numérique (Josselin Minier)

« Click » : impulsion sonore portée en symbole d’une musique numérique expérimentale, que le manifeste du label Mille Plateaux définit ainsi : « the movement of zero and one made audible ». Cet article appréhende la construction musicale à partir de l’évènement sonore le plus bref et minimaliste, et réfléchit à l’émergence d’une musicalité à des niveaux cognitifs symboliques et figuraux. Le click constitue un symbole du son numérique, conceptualisant sa froideur et sa pureté formelle en un mouvement infiniment bref et presque hors du temps – c’est-à-dire virtuel –, exprimant ainsi la dématérialisation de la musique ; mais encore faut-il que celle-ci ait une matière : le click questionne la matérialité musicale et sonore. La forme de l’évènement est quant à elle représentée par la transition 0-1 et son renversement 1-0, une figure épurée liée au concept de percussion, entre impact (0-1) et amortissement (1-0). Cet aspect figural est appréhendé dans le domaine temporel, qui permet aux musiciens d’assembler les évènements, de les filtrer et d’élaborer une construction multi-échelle. Finalement, si l’expérimentation numérique est cautionnée conceptuellement par une réflexion rétroactive sur l’outil et le cadre de l’expérimentation, la musicalité, elle, est cautionnée par un schème culturel lié à l’arrangement temporel d’évènements et fondé sur le mouvement : le simulacre cinétique.

Josselin Minier – Click’n'feed


Étendue sonore et ubiquité sensible : le champ de l’écoute et l’expérimentation audio en réseau (Julien Ottavi)

Depuis plusieurs décennies la musique expérimentale cherche un positionnement, sous différentes dénominations, différents genres et sous-genres, où les artistes tentent sans cesse de se renouveler. Nous faisons face à une mise en abîme de ce que l’on a pu nommer jusqu’à présent musique : il n’y a plus de musique en tant que telle, ni savante, ni populaire : nous sommes à la fin d’une époque où la musique prenait physiquement corps. La post-musique ne s’embarrasse plus d’une « objéification », elle se diffuse de manière permanente dans l’ubiquité extra-sensible de sa numérisation, d’un son « temps-réel » et d’une écoute distanciée. Partant de ce constat, nous allons tenter dans cet essai de mettre au jour, à travers plusieurs projets expérimentaux, quelques-uns des aspects qui peuvent se développer dans cette post-musicalité, dans cette volonté de dépasser la musique telle que nous l’avons connue et d’aller au-delà du champ didactique de l’écoute et de la production musicale, vers une infinité de révélations sonores en devenir.

BOTCD
Poulpe
Julien Ottavi
Poulpe


Mais aussi les textes de Branden W. Joseph (De la musique expérimentale à la musique expérientielle : réflexions sur Bruits, de Jacques Attali), Ghedelia Tazartès (La musique est mystique ou n’a pas de sens), Miguel Prado Casanova (Évacuation géotraumatique de la voix), Jim Haynes (De l’effet de déclin), Taku Sugimoto (Logique et notation).


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