Antonin ARTAUD

  • POUR EN FINIR AVEC LE JUGEMENT DE DIEU (HA5658)

« Le Corps sans organes, on n’y arrive pas, on ne peut pas y arriver, on n’a jamais fini d’y accéder, c’est une limite. On dit : qu’est-ce que c’est, le Corps sans organes – mais on est déjà sur lui, se traînant comme une vermine, tâtonnant comme un aveugle ou courant comme un fou, voyageur du désert et nomade de la steppe. C’est sur lui que nous dormons, que nous veillons, que nous nous battons, battons et sommes battus, que nous cherchons notre place, que nous connaissons nos bonheurs inouïs et nos chutes fabuleuses, que nous pénétrons et sommes pénétrés, que nous aimons. Le 28 novembre 1947, Artaud déclare la guerre aux organes : Pour en finir avec le jugement de Dieu, “car liez-moi si vous le voulez, mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe”. C’est une expérimentation non seulement radiophonique, mais biologique, politique, appelant sur soi censure et répression. Corpus et Socius, politique et expérimentation. On ne vous laissera pas expérimenter dans votre coin. » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux).

« S’il s’est interrogé, avec soupçon, sur l’énigme qu’il représentait, c’est que cette existence énigmatique le mit constamment aux prises avec des conditions et des rapports nouveaux, exigés par l’esprit de poésie et où il lui fallut demeurer sans prendre appui sur les formes sociales ou religieuses traditionnelles. » (Maurice Blanchot, La Cruelle Raison poétique (rapace besoin d’envol) , in L’Entretien infini).

Il est certainement aisé de raconter la vie d’Antonin Artaud, sa vie, du moins, telle qu’il voulut lui donner corps, en fulgurance et en affres. Il est moins aisé cependant de retracer ce que lui-même n’eut cesse de poursuivre jusqu’en sa disparition, persuadé d’en avoir trop peu, d’en manquer, alors même que la rage de s’en saisir témoignait de sa vitalité mieux que tout exercice apaisé : sa pensée.

Atteint de troubles nerveux, dont la cause, jusqu’à ce jour, n’a pas encore été éclaircie, Antonin Artaud prit essor sur la maladie comme nul ne songerait à le faire sur sa propre vie, exigeant de lui-même une conscience augmentée de tout ce dont il s’estimait privé, le moindre supplément de lucidité s’accompagnant d’un égal retrait. Plutôt que de la combattre mentalement, Artaud prit donc le parti de la maladie, car c’était celui du corps, de la pensée – de la vie. Son mépris pour tout état de santé théorique – ordinaire – fut sa volonté d’obtenir de lui-même une densité d’être supérieure à ce que la médecine en particulier, et la société en général, prétendaient lui accorder. Projet de résistance et de dépassement auquel il ne faillit pas puisque, au terme d’un internement long de dix ans assorti d’un nombre considérable d’électrochocs, il démontra, en rédigeant Van Gogh ou Le suicidé de la société, et Pour en finir avec le jugement de Dieu, que la maladie pouvait être mise à distance, qu’elle pouvait être sondée et être dite. Et de la faire parler elle plutôt que lui, l’instituant regard, discours sur l’état mental de la société. Remarquables d’intelligence, ces deux ouvrages sont juste assez fous pour ne pas être faux, juste assez poèmes pour ne pas être injustes. Artaud n’est pas de ceux que la maladie déposséda jusqu’au pur délire, ce ne fut d’ailleurs pas elle mais le cancer qui mit fin, en 1947, à une activité intellectuelle aussi vivifiante que viscérale.

« Qui dans la flamme cherche encore la lumière » [1]

« Toute mon œuvre a été bâtie et ne pourra l’être que sur ce néant, sur ce carnage, cette mêlée de feux éteints, de cristaux et de tueries, on ne fait rien, on ne dit rien, mais on souffre, on désespère et on se bat, oui je crois qu’en réalité on se bat. – Appréciera-t-on, jugera-t-on, justifiera-t-on le combat ? non. Le dénommera-t-on ? non plus. Nommer la bataille c’est tuer le néant, peut-être. Mais surtout arrêter la vie. On n’arrêtera jamais la vie. » (Antonin Artaud, 1946)

Combattre donc, sans nommer. Comme si c’était là l’unique issue pour l’être que de se dépenser sans merci, de se réaliser à partir de cette dépense : le combat est vie, et c’est aussi le corps, l’œuvre. Refusant de subir ces trous dans la pensée que sont les périodes de dépression, Artaud fit du support (dit subjectile) un relais concret vers la conscience, lieu du combat. Déchirant langue, verbe, toile, voix, lacérant les surfaces, profanant le lisse, à l’œuvre il préféra l’acte, à la beauté la puissance, à la volonté son jaillissement. Nécessité impérieuse par laquelle il ne visait pas à se consolider lui-même, homme fragilisé, sinon s’éprouvant comme analogue à l’humanité tout entière sombrant dans une inconscience différente de la sienne, moins organique sans doute mais plus épaisse, car colmatée en masse, masquée, programmée pour s’effacer en tant que manque. Contre cela il devait se battre, œuvrer pour la vie physique, qui est vie substantielle de la pensée. Tâche méritoire, en ce qui le concernait. En effet, de sévères traitements mêlant le poison au remède et le soulagement à l’assuétude eurent pour conséquence de renforcer l’épreuve de la douleur par la volupté, non moins terrible, des paradis artificiels.

Il y eut ces moments lumineux que furent la découverte du théâtre balinais et son corollaire, le voyage au Mexique, où, au contact des Indiens, il eut l’opportunité de participer à leurs rites extatiques (celui du Soleil Noir évoqué dans Pour en finir avec le jugement de Dieu). Il sut alors qu’en ses formes archaïques, le sacré s’enracine dans la vie, l’exalte. Car Antonin Artaud ne fut jamais sans se soucier de métaphysique ni jamais suffisamment athée pour omettre Dieu. Et s’il se plut à abominer son nom, (« Riez tant que vous voudrez, mais ce qu’on a appelé les microbes c’est Dieu »), s’il se plut à blasphémer (« Dieu est-il un être ? S’il en est un c’est de la merde. S’il n’en est pas un il n’est pas »), ce fut pour dégager le sacré du religieux, rendre à l’irrationnel sa consistance.

Les états paroxystiques induits par les drogues et la maladie ne manquèrent pas de pousser ses facultés d’analyse et ses talents d’expression dans des retranchements que l’on serait tenté de considérer comme visionnaires. Aussi, Antonin Artaud tient tant du phénomène que du poète, singularités qui, mises au service du théâtre, en firent un de ses plus intrigants théoriciens ( Le Théâtre et son double, 1938). Par parenthèse il fut aussi un acteur dont on crut pertinent de saluer le jeu habité – aurait-il pu ne pas l’être ? – et un dessinateur au trait frêle et furieux, préférant les ratures au savoir-faire, radicalité que son style littéraire, d’une cinglante maîtrise, afficha bien sûr différemment. Imprécatoire et souvent outrée, selon ces prémisses, l’œuvre d’Antonin Artaud épousa la courbe sinueuse d’un état mental variable, mais ne s’en détacha pas moins, par le dessus, par le dessous, et même de l’intérieur.

Corps sans organes

Comment le geste d’un artiste peut-il se réaliser après lui, le dépasser, advenir ? Comment, par le trouble qu’il propage, les systèmes qu’il démobilise, les questions qu’il soulève, en vient-il, non pas à définir des formes nouvelles, ce qui, pour Artaud, serait injure, mais à en favoriser l’éclosion ? Comme si la place que l’artiste remplit de son œuvre importait moins que l’espace mental qu’elle dégage. Avec Artaud, le mouvement est compliqué, car il est au moins double, c’est-à-dire, double dès le départ. Double ne signifie pas divisé, mais additionnel. C’est le poète qui fait valoir son corps pour s’en expulser, qui s’en expulse pour le faire valoir. Tenter de soustraire Artaud de cette espèce de destin qu’ordonne la maladie lorsqu’elle survient tôt et se confond à son hôte, ne ferait que reconduire à l’aveugle et avec moins d’éclat le mouvement même de l’artiste qui se donne pour raison de livrer contre son propre organisme un combat forcément fou, mais par l’énergie qu’il y engage, positif. Ce qu’Artaud vise à libérer, à travers son propre organisme comme de tout organisme, est substance sans ordre, intensité. Qui doit à son tour briser la forme qu’elle reçoit pour jaillir. Pas de retour sur soi, pas de saisie de l’individualité mise en péril, mais accentuation du péril, éclatement des structures : prendre le parti de la maladie, oui, tant qu’elle n’impose pas, elle aussi, sa dictature.

À ce titre, il importe de relativiser l’influence d’Artaud, de faire la part, dans son succès posthume, de ce qui tient de la posture, qui est geste ravalé à un nom ou à une figure – par exemple, celle du poète maudit –, posture contraire à l’éjection qu’il tenta d’initier, et de celle, dépersonnalisée, opérante, toujours en devenir, qui fut propulsée dans les années 1980 par Deleuze et Guattari. Ceux-ci, cueillant au vol les mots exacts d’Artaud, en ont tiré le paradigme du corps sans organes. Difficile de dire s’il y a trahison ou justesse dans la virtuosité dont témoignent le philosophe et le psychanalyste à la rédaction de Mille Plateaux, difficile, une fois de plus, d’extraire Artaud des réalités complexes dans lesquelles il a été enfoncé et s’est complaisamment enfoncé lui-même. Toujours est-il que l’idée originelle du corps sans organes s’énonce dans Pour en finir avec le jugement de Dieu : « Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit. » Corps et esprit sont partenaires en adversité, ils se relancent, se vivent en déséquilibre. Ailleurs, Artaud dit encore ceci : « C’est par la peau qu’on fera entrer la métaphysique dans les esprits », le corps est le sujet dans sa plénitude, à condition qu’il se (dé)pense comme tel. Par l’exercice conjoint de sa conscience et de sa sensibilité, le sujet s’active, se vit. Voici donc la viande, le sperme, la merde : « L’homme un beau jour a arrêté l’idée du monde. Deux routes s’offraient à lui : celle de l’infini dehors, celle de l’infini dedans. Et il a choisi l’infini dedans. Là où il n’y a qu’à presser le rat, la langue, l’anus ou le gland. Et Dieu, Dieu lui-même, a pressé le mouvement . »

Pour en finir avec le jugement de Dieu démarre assez comiquement avec le récit d’une curieuse pratique, dont la paternité, on ne sait pas trop comment, est attribuée aux Américains : c’est l’épreuve dite de la liqueur séminale. En s’appuyant sur cet exemple d’autant plus significatif que fabriqué de toutes pièces, Artaud cherche à démontrer l’inanité de l’être industriel : reproduction en chaîne, alimentation synthétique, mécanique de la consommation. Ce poème, rédigé en 1947, devait être diffusé sur les ondes de la radio française, il fut aussitôt interdit et fit l’objet d’une représentation strictement privée. Quant au texte, il circula sous le manteau jusque dans les années soixante-dix.
En se basant sur ces propos, Deleuze et Guattari font, pour ainsi dire, un état des lieux de l’organisme comme instance hiérarchisant les organes. Ceci ne concerne pas exclusivement le corps biologique mais aussi le corps social, politique, le psychisme. À titre d’exemple et hors de toute problématique médicale, le masochiste, le drogué et l’hypocondriaque passent pour représenter des manières d’être favorablement dévoyées. Dans l’inversion qui s’effectue alors entre ces figures choisies de l’émancipation organique d’une part, et celle, malgré tout, soufferte d’Artaud, on comprend qu’ici la théorie semble mener à terme la rage du poète d’extirper le mal en prenant son parti. Le corps sans organes s’évade de toute forme et de toute organisation avec le désir, qu’il reconduit, débride : « Si… si le corps n’était pas un territoire mais une steppe, s’il n’était pas un domaine achevé mais une réalité labile, corps indéfini, dont les fonctions resterait à définir, corps à jouer, corps à expérimenter, à inventer… Est-ce si triste et dangereux de ne plus supporter les yeux pour voir, les poumons pour respirer, la bouche pour avaler, la langue pour parler, le cerveau pour penser, l’anus et le larynx, la tête et les jambes ? Pourquoi ne pas marcher sur la tête, voir avec la peau, respirer avec le ventre, Chose simple, Entité, Corps plein, Voyage immobile, Anorexie ? Vision cutanée, Yoga, Krishna, Love, Expérimentation.
« Là où la psychanalyse dit : Arrêtez, retrouvez votre moi, il faudrait dire : Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre Corps sans Organes, pas assez défait notre moi. Remplacez l’anamnèse par l’oubli, l’interprétation par l’expérimentation. Trouvez votre Corps sans Organes, sachez le faire, c’est question de vie ou de mort, de jeunesse ou de vieillesse, de tristesse et de gaieté. Et c’est là que tout se joue … C’est là que tout se joue pourtant : enjeu éthique, enjeu de liberté, assurément. Quand bien même le Corps sans organes ne serait qu’une hypothèse, elle vaut bien l’hypothèse des corps biologiques, psychiatriques… » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux)

Dès lors, et l’on en revient ici à Artaud, lorsqu’il confie à son éditeur Jacques Rivière [2] ne s’appréhender qu’en défaut de pensée, ce disant il s’inverse et se mobilise, corps sans organes . Qu’y aurait-il de soi à saisir qui ne serait mort, limite ? Et de continuer à se manquer, en son corps, en sa tête, malade ou en santé, par la blessure d’où la pensée fuit. Le drame qui se joue, est alors exultation, rire : bouillonnement de la pensée qui glisse, ressurgit, s’évade. Artaud peut se faire entendre cri, stridence et sifflement, ce n’est pas une voix ni sa voix, c’est voix produite et pouvant se reproduire à l’infini, s’élançant vers sa perte, car les martèlements qui la suivent de près clament déjà le délitement des langages. Enflammant son propre commentaire, Artaud se donne accès par effraction. Ce mouvement, partant d’un inaccessible soi et allant à l’insaisissable dehors, s’incorpora peut-être à la trame de son œuvre mais ne lui revint jamais.

Catherine De Poortere

[1] Maurice Blanchot, La Cruelle Raison poétique (rapace besoin d’envol), in L’Entretien infini.
[2] Artaud, Correspondance avec Jacques Rivière , préface à L’Ombilic des Limbes.



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