îlot

Utopie

Ils inventent une musique pour y habiter. Ils n’ajoutent pas des œuvres aux œuvres. Ils ne créent pas une œuvre musicale après l’autre, tout leur travail de création est une construction en continu qui ne s’achèvera qu’avec leur dernier souffle ou qui restera forcément dans l’inachevé idéal. C’est, de fond en comble, une manière d’aménager l’espace vital, une discipline pour rendre possible leur vie ici-bas. En échafaudant une nouvelle manière d’entendre les sons de la nature et les « petites musiques intérieures » : à l’origine de leur démarche il y a souvent un autre type d’attention et de perception, ils entendent quelque chose qu’ils sont les seuls à entendre et qu’ils ne reconnaissent pas dans les différentes manières de faire de la musique autour d’eux. Ils vont puiser dans les matériaux existants (à la manière de glaneurs inspirés, un peu selon le profil du Facteur Cheval élaborant son Palais), théoriques et empiriques, pour inventer leur manière et leur matière par détournement. Ce sont des bricoleurs géniaux, des rêveurs fantastiques portés aux pratiques idiosyncrasiques. Ils adaptent des systèmes d’écritures existants, ils inventent de nouveaux instruments pour capter des sonorités et harmonies inédites, fondatrices de leur manière de penser/entendre. Ils sont les artisans de nouvelles lutheries frayant des passages vers des pays sonores insoupçonnés. Par ce biais-là, ce sont des inventeurs un peu décalés, à la recherche du supplément d’âme que la société occidentale a souvent perdu. Leurs organisations musicales comme interprétation de l’univers se rapprochent souvent de modes de réflexion que la modernité a considérés comme archaïques (animismes). Petit à petit, leurs proliférations musicales, à l’intérieur de leur idée fixe, installent une représentation globale de ce que sont le monde, la vie, la mort, ses apprentissages, ses rites, sa recherche d’équilibre et de réponses aux angoisses métaphysiques.

Ces utopistes construisent leur œuvre comme oasis où tout le monde peut venir se reposer, chercher du sens, réentendre les vraies sources musicales, plaçant la musique à la naissance de tout univers et accompagnant l’extension de celui-ci au fil de leur vie, engendrant planètes et ramifications. Leurs fresques musicales prennent des dimensions cosmogoniques. Ils peuvent aussi être des artistes interdisciplinaires qui s’engagent dans une vie communautaire avec des règles spécifiques, renouant avec un rôle fonctionnel de la musique et de l’art en général, appelée à rythmer les moments forts, sacrificiels, les rites et le calendrier de la vie partagée. Comme toutes les tentatives d’inventer de nouveaux mondes qui doivent inévitablement entretenir la foi en leur possibilité, certaines de ces expériences peuvent se teinter d’aspects sectaires, avérés ou virtuels.