Hermann NITSCH

  • AKTIONSTHEATER DES HERMANN NITSCH (DAS) - DVD (TW5721)

L’œuvre controversée de Hermann Nitsch jouit d’une réputation particulière. Représentant d’une esthétique archaïque et provocatrice, il est pour les uns un artiste d’une grande originalité, pour les autres un primitif dont les excès et le mauvais goût ne traduiraient qu’une tendance au délire.

C’est au début des années 1960, alors qu’il élabore ses Schüttbilder (variante du dripping de l’action painting, l’attitude de Nitsch en matière de peinture – pour l’essentiel de la peinture rouge répandue sur d’immenses toiles – trouvant son origine dans les contacts qu’il a eus dans les années cinquante avec l’action painting, la peinture informelle ainsi qu’abstraite et expressionniste), qu’il commence à organiser des actions inspirées des happenings et performances de l’époque. C’est la naissance de l’actionnisme viennois (Wiener Aktionismus), né sur les ruines de la politique conservatrice établie en Autriche par la bourgeoisie puis le régime nazi, et renouant avec l’esprit de l’expressionnisme autrichien d’Oskar Kokoschka, Alfred Kubin et Egon Schiele. On y trouve aussi des échos des écrits de Sade, Nietzsche, Freud, Artaud et Bataille. C’est en 1962 que Nitsch, accompagné d’Otto Muehl et Adolf Frohner, s’emmure dans un atelier-cave ; un manifeste, Orgue de sang, affiché sur la porte, marque les débuts du mouvement auquel participeront également Günter Brus, Alfons Schilling et Rudolf Schwarzkogler.

Très vite se manifeste la volonté d’atteindre une dimension totale. Le théâtre des Orgies et mystères, initié en 1971 au château de Prinzendorf (Basse-Autriche), acquis par Nitsch, renoue avec le concept wagnérien de Gesamtkunstwerk, ou œuvre d’art totale. Ce concept esthétique issu du romantisme allemand se caractérise par l’utilisation simultanée de nombreux médiums et disciplines artistiques, et par la portée symbolique, philosophique ou métaphysique qu’il détient. Cette utilisation vient du désir de refléter l’unité de la vie. Conceptualisée par Wagner, l’œuvre d’art totale fut réactualisée et réinterprétée par différentes avant-gardes du XXe siècle. Chez Nitsch, cette intégration de toutes les formes d’art (peinture, architecture, musique, performance, etc.) en une situation unique vise à stimuler tous les sens des participants de sorte que ceux-ci puissent vivre une expérience absolue leur permettant de prendre pleinement conscience de leur existence.

Cette pratique rituelle trouve son apogée dans les festivités du 3 août 1998, lors desquelles, durant six jours et six nuits, avaient lieu dans le château de Prinzendorf et ses jardins des actions visant la sensibilisation et l’intensification des impressions sensorielles et leurs rapports synesthésique. Mille litres de sang animal, 13 000 litres de vin, une tonne de raisins et de tomates, 20 000 fleurs, 300 musiciens participaient à l’action. Le metteur en scène Alfred Gulden coordonnait le déroulement de l´action décrite dans une partition détaillée et un orchestre de 150 personnes était dirigé par le compositeur Clemens Gadenstätter, joint par un chœur et une fanfare populaire. Des enregistrements attestent la situation. Tambours, plaques de métal, cuivres et autres instruments dissonent et résonnent de toutes parts. Pendant ce temps, le sang coule à flot, des corps nus entrent en action, certains sont élevés sur des croix, des jeunes gens pressent du vin, en tunique blanche ou entièrement nus, jusqu’à l’épuisement. Un buffet est dressé. L’esprit est à la fête. On entend les gens applaudir, les rires se mêlant au son de la fanfare populaire et des cloches (dont on sait la signification profondément sociale). Au final, six jours de théâtre total construit comme un genre d’art unifié et composé de systèmes de valeurs intellectuelles, philosophiques, esthétiques et sociales.

L’œuvre de Nitsch, profondément cathartique, s’exprime tout entière dans sa nature dionysiaque. Dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche distingue deux catégories esthétiques et deux sensibilités contraires. L’apollinien renvoie à ce qui est caractérisé par l’ordre, la mesure, la maîtrise de soi. L’apollinien, c’est la belle apparence, la mesure . À l’opposé, on entend par dionysiaque le déchaînement frénétique des pulsions, la démesure, le cri, la violence primitive, encore non intégrée. Le pur dionysiaque, c’est l’extase, la dépossession de soi, la frénésie, le déchaînement des pulsions élémentaires, telluriques, autrement dit tout ce qui vient des profondeurs, de l’inconscient : la cruauté, la rage, la passion, la folie, la sexualité débridée, etc. Dans cette vision dionysiaque de la création et de l’action artistique, le corps occupe une place fondamentale. Ce « retour au corps », cette « immédiation » se vérifie également dans l’histoire de la performance artistique : de nombreux cas significatifs participent d’une tendance de l’art qui se dresse contre « l’art objet », autonome, afin de renouer avec une dimension foncièrement humaine, anthropologique. Pour cette esthétique, la définition de l’œuvre ne peut plus se réduire à une définition physique de l’objet, ni à une définition formelle de la configuration/composition, mais consiste à mettre en évidence comment la génération de la forme participe du processus général de la vie.

Voilà ce qu’exprime la vitalité des actions orchestrées par Nitsch, le maître de cérémonie de ces festivités, happenings orgiaques et bachiques. Voilà ce que révèlent cette œuvre d’art totale et communautaire visant à la libération du corps et de l’esprit, ces rituels plastiques et sacrificiels mêlant des officiants en tunique blanche, des corps plus ou moins nus et du sang animal, des dépouilles, des tripes et des viscères, de la musique et du bruit (la résonance des cloches, des cuivres, des tambours), des raisins et des fleurs, des scènes de crucifixion, des buffets. Cette œuvre hyper-sensuelle (qui met les sens en branle) et spectaculaire est extrêmement controversée – l’intégration du sang, du corps animal et humain, la combinaison de rituels et d’éléments liturgiques incitent non seulement les protecteurs des animaux à prendre position mais aussi des théologiens et des représentants de la morale publique. Mais avec Joseph Beuys, autre chamane de l’esthétique contemporaine, c’est un des rares artistes dont l’œuvre se caractérise par la recherche d’une forme d’universalité voulant réunir l’histoire de l’art, de la culture, du mythe et de la religion. L’artiste ramène l’art à son origine rituelle et mythique. Cette esthétique peut certes prendre des tournures dangereuses, ne serait-ce qu’au niveau de l’interprétation qui peut en être faite, mais elle a le mérite d’avoir transgressé les codes pour renouveler l’acte de création, qui tout en préservant sa puissance plastique, entend renouer avec des fondamentaux culturels. Pragmatisme et symbolisme s’accordent ici dans un geste unifié, un cas rare d’expression unitaire assumé et porté à terme des esthétiques contemporaines.

Sébastien Biset


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NITSCH, Hermann
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