Tod DOCKSTADER


On découvre régulièrement des figures oubliées de la musique électronique, des pionniers injustement disparus de l’histoire officielle, des défricheurs que les arides almanachs académiques ont préféré ignorer. Mais le cas de Tod Dockstader est plus beau encore, en ce qu’il comporte une sorte de revanche de son vivant même. Actif dès les années 1950, Dockstader, qui se dirigeait à l’origine vers le montage cinéma, s’est lancé dans un travail d’ingénieur du son puis progressivement vers la composition. Il réalisa ainsi durant les années 1960 une série d’œuvres de musique concrète qui furent publiées par le label Owl, et reçurent de modestes mais positives réception et diffusion. Une de ses Eight Electronic Pieces (1960) sera utilisée par Fellini pour la bande-son de son film Satyricon en 1969. Hélas, lorsque le studio de cinéma qui l’employait dut fermer ses portes, Dockstader se vit refuser l’accès à tous les studios auquel il postulait pour cause de « manque de bagage académique », lui coupant ainsi tout accès au matériel d’enregistrement dont il avait besoin. La musique électronique de cette époque était grandement dépendante des grands studios d’enregistrement, fondés et hébergés soit par des radios nationales (le GRM à Paris, le Elektronische Musik Studio de la WDR à Cologne, le Studiu Eksperymentalnym Polskiego Radia de Varsovie, le BBC Radiophonic Workshop à Londres, etc.), soit par des institutions universitaires (le Columbia-Princeton Electronic Music Center, le Tape Music Center au Mills College près de San Francisco, etc.). La compétition causée par la rareté des places dans ses studios, la concurrence et la jalousie qui entouraient ces postes hautement convoités, ont laissé sur le carreau de nombreux compositeurs. Ainsi un autodidacte comme Dockstader, qui ne savait pas lire la musique, et composait à partir de bandes magnétiques, dans le style de la musique concrète française, a été systématiquement refusé par les « autorités » musicales qui monopolisaient les studios. Dépourvu des diplômes valables et des bonnes lettres d’introduction, il s’en retourna comme d’autres vers les studios commerciaux et les studios de cinéma, produisant pour la télévision et pour les écoles. Il y travaillera jusque dans les années 1990, délaissant progressivement la musique.

Ce n’est qu’à l’heure de la retraite qu’il trouva le temps et l’enthousiasme d’y revenir. Il y sera encouragé par une nouvelle génération de fans, qui venaient de le (re)découvrir à travers les rééditions de ses albums des années 1960. Mais l’évolution de la technologie y sera également pour beaucoup, Dockstader pouvait à présent travailler sur un simple ordinateur domestique et se passer des studios qui l’avaient méprisé et rejeté. Désormais autonome, Il décida de s’attaquer à son grand œuvre, une suite en trois parties (publiée en trois CD) intitulée Aerial.

Comme son titre le suggère (le mot anglais aerial signifie notamment « antenne »), cette suite a pour source d’inspiration et pour source sonore la radio. Le compositeur a rassemblé pas moins de 90 h d’enregistrements de matière radiophonique, se concentrant sur les anomalies, les accidents, les phénomènes singuliers propres aux ondes courtes, la nuit. Il se trouve en effet entre les stations « normales » des zones d’ombre, des no man’s lands qui abritent pourtant une vie étrange, fantomatique. On croit souvent y déceler des voix, y capter de la musique, mais c’est peut-être simplement, comme le dit Dockstader, « la respiration du cosmos ». Dans ce désert sonore, le moindre souffle, tel un mirage, provoque des visions, l’imagination galope et construit de toutes pièces des symphonies entières autour des tonalités les plus abstraites, des sagas épiques à partir des moindres interférences. Matière brute, créée par interaction électronique entre l’humain et l’éther, la radio est la voie royale vers une mystique du son, vers la découverte de chœurs célestes provenant du néant, de violons angéliques émergeant du vide. C’est en tout cas ce que semble y avoir trouvé Dockstader qui s’est plongé, comme il le faisait étant enfant, dans la contemplation de ces mystérieux paysages sonores jusqu’à ce qu’ils acquièrent leur propre logique. Un autre artiste qui utilise abondamment les ondes courtes, John Duncan, explique que la radio est pour lui l’instrument de musique parfait. Elle produit des sons plus complexes qu’un synthétiseur, totalement aléatoires et imprévisibles, et provoque chez l’auditeur une réponse psychologique bien plus importante que les instruments traditionnels. Chacune des captations est unique, impossible à reproduire, et leur modulation, leur juxtaposition, ouvrent un champ infini de possibilités. Selon Dockstader, ce sont ces captations qui ont d’elles-mêmes trouvé leur place et ont dicté la forme des pièces qui composent Aerial. Réalisée à partir d’une sélection de cinquante-neuf pièces, choisies parmi quelques centaines de mix différents tirés de ses enregistrements, c’est aujourd’hui un continuum de quatre heures, évoluant insensiblement d’un morceau à l’autre. Vagues après vagues de fréquences, entrecoupées de parasites, d’interférences et de bribes méconnaissables de programmes, de musiques, la pièce est délibérément aérienne, flottante, elle semble en effet évoluer d’elle-même, naturellement, organiquement.

Cinquante ans après ses débuts en musique, Tod Dockstader a produit avec Aerial une pièce éminemment contemporaine qui rejoint un grand nombre d’obsessions actuelles : l’utilisation de parasites et d’interférences, qui rappelle l’esthétique de l’échec de Kim Cascone (the aesthetic of failure), la composition à base de drones, la « musique hantée » (hauntology) ou encore l’usage de sources sonores inhabituelles et symboliquement fortes. Il jette également un pont fascinant entre plusieurs générations de musiciens aux techniques parfois fort éloignées les unes des autres, reliant les pionniers de la musique concrète et de la tape-music aux plus récentes musiques électroniques.

Benoit Deuxant


(11) MEDIAQUEST

Îlots: Utopie

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DOCKSTADER, Tod
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