Henry FLYNT

  • NEW AMERICAN ETHNIC MUSIC, VOL. 4: ASCENT TO THE SUN (XF578C) écouter

Peu suivi pendant quarante ans – parce que, de facto, presque réduit au silence –, le violoneux Henry Flynt a développé une sorte de philosophie politique en musique qui fait s’entrechoquer – sans se laisser décourager par les esprits chagrins que cela indispose – musiques « de péquenauds » du Sud rural et étirements temporels prisés dans les lofts new-yorkais des années 1960 et 1970.

Difficile d’imaginer quel devait être le statut d’Henry Flynt dans les années 1980 et 1990. En effet, Internet ne commence réellement à être la caisse de résonance et l’outil de reconnaissance de certains oubliés de l’histoire officielle (vaincus des conflits politiques ou cinéastes, plasticiens et musiciens jusqu’alors peu connus) que dans la seconde moitié de la dernière décennie du vingtième siècle. En 2000, Henry Flynt est un musicien dont la musique n’a presque pas été entendue hors des concerts qu’il a donnés aux États-Unis (et en particulier à New York) au cours des années 1960 et 1970. Il n’a alors sorti qu’une cassette, en 1986, sur le label allemand Edition Hundertmark [1]. Il a même cessé de jouer de la musique en 1984. La bonne dizaine de disques qui en font aujourd’hui un musicien dont la musique peut être enfin entendue, et qui proposent des enregistrements s’étendant sur la période 1963-1981, sont tous sortis entre 2001 et 2011, avec vingt, voire quarante ans de retard. Pour Flynt – qui, suite à cette tardive reconnaissance discographique, s’est remis à accorder des entretiens et à donner ponctuellement des concerts –, sa position de pionnier n’a en rien été positive : « C’est une mauvaise chose. [Ce statut n’implique] aucun avantage, rien que des inconvénients : aucun échange possible avec des pairs, pas de discussions ni d’échanges croisés. » ( Dream Magazine, 2007 ) Une absence de ping-pong intellectuel qui devait être particulièrement frustrante pour quelqu’un qui accorde à la pensée et à la philosophie une place centrale dans son éthique de vie.

Philosophe, violoniste et guitariste, dessinateur, conférencier et critique de la société… On pourrait être tenté de voir en Henry Flynt une sorte d’équivalent tardif des intellectuels et artistes multi-facettes de la Renaissance. Sauf que l’époque est toute différente et que l’utopie humaniste est chez lui obscurcie par une lucidité exacerbée qui le pousse à considérer la civilisation comme une épave (« Tout ce qui est organique est mort et en décomposition et tout ce qui n’est pas organique est tordu ou foutu », The Wire, 2001) et à défendre l’idée philosophique du « nihilisme cognitif ». Si à la question « Quelles croyances sont vraies ? », les sceptiques Descartes et Hume affirmaient que certaines croyances ne peuvent être validées (laissant sous-entendre que certaines peuvent l’être), il y a pour Flynt « une erreur démontrable dans chaque proposition ». Pour lui, comme « on peut trouver une erreur du second ordre dans le fait de clamer l’existence du langage », il n’y a ni langage ni connaissance. Une fois que ce couperet est tombé, se pose la question de savoir comment réagir – et agir – à partir de là. Pour Flynt, une partie de la réponse viendra de la musique.

Et pas de n’importe quelle musique. Une musique bien à lui, très singulière et qui tisse un rapport particulier entre les supposées avant-gardes et le terreau populaire des musiques nord-américaines. Henry Flynt est né en 1940 à Greensboro, ville moyenne de Caroline du Nord, dans le Sud des États-Unis. En accord avec la prétention d’une classe moyenne qui à l’époque cherche à s’élever, notamment selon les échelles symboliques de la Culture, ses parents le poussent, encore enfant, vers une formation musicale classique. Il rêve de recevoir une clarinette mais on l’inscrit à des cours de violon. Les musiques traditionnelles du Sud, considérées comme indignes ou arriérées, sont maintenues à l’écart des écoles et des académies du bon goût ; quand, un peu plus tard, le musicien décidera de s’y intéresser, de se prévaloir de cet héritage, il devra apprendre ces musiques « presque comme on apprend une seconde identité ». Le basculement et la rupture viendront de voyages à New York au début des années 1960 (il s’y installera en 1963). Jusque-là, Flynt était, selon ses propres termes, « un compositeur de musique contemporaine post-cagienne ». C’est la découverte conjointe – en solitaire ou via les conseils de La Monte Young – du blues de Robert Johnson, de la musique indienne de Ali Akbar Khan et Ram Narayan et des explorations jazz de John Coltrane et Ornette Coleman (« Au début, il était comme une “créature folk” sans formation académique mais [active au sein] de l’avant-garde ») qui le font sortir des sentiers battus d’une « avant-garde » en train de se scléroser (après avoir manifesté en 1963 en compagnie de Tony Conrad et Jack Smith devant quelques fameuses institutions culturelles – Cf. les affiches « No More Art ! » « Demolish Serious Culture » et « Demolish Lincoln Center ! » visibles sur la pochette de l’album Raga Electric – Experimental Music 1963-1971 – il fait le piquet en septembre 1964 devant le Judson Hall à l’occasion d’un concert de Karlheinz Stockhausen). Désormais allergique au cachet cocktail-lounge du jazz de bon ton, Flynt boit comme du petit lait la musique pour saxophone (non encore publiée à ce jour) de son mentor La Monte Young qui « ouvre un jazz totalement modal à des explorations mélodiques “éternelles” » ( The Meaning of My Avant-Garde Hillbilly and Blues Music, auto-édit. 1980-2002 ).

Dans sa propre musique, cette « New American Ethnic Music » qui entend faire se court-circuiter ancrages traditionnels et approches exploratrices de la musique et creuser comme un passage secret – ne fût-il que mental et musical – entre les back porches (ces terrasses couvertes, typiques des maisons du Sud et lieux privilégiés de transmission orale des musiques du cru) et les lofts newyorkais, cette notion de temporalité est très importante. Ne tombant pas dans le piège d’une simple insertion de motifs folkloriques dans ses compositions (comme le Boléro de Ravel ou la Danse du sabre de Khatchatourian qu’il abhorre), Flynt affirme avoir pris les chansons de trois minutes du blues ou du hillbilly et « les [avoir] déchirées aux coutures pour [les] dilater, [les] élargir, [les] faire fonctionner différemment », cherchant ainsi à s’approcher de son « aspiration à une beauté qui soit extatique et perpétuelle mais, en même temps, concrètement humaine et émotionnellement profonde ».

Philippe Delvosalle

[1] Galerie et label allemands liés au mouvement Fluxus, ayant publié notamment des livrets, cassettes et disques de Ben Paterson, Philip Corner, Henry Chopin et Milan Knizak. À partir de son arrivée à New York au début des années 1960, où il fréquente les concerts dans le loft de Yoko Ono, Henry Flynt développera une complicité avec certains artistes liés à Fluxus comme La Monte Young et George Maciunas. Si encore aujourd’hui certains comme justement Maciunas ou Ben Vautier insistent sur l’influence que la pensée de Flynt a exercée sur eux, ce dernier rechigne à se laisser trop facilement embrigader comme membre du mouvement. « Because of his friendship and collaboration with George Maciunas, Flynt sometimes gets linked to Fluxus by unsympathetic reviewers », écrit-il sur son propre site.

À visiter en ligne : http://www.henryflynt.org (Une centaine de textes dont The Meaning of My Avant-Garde Hillbilly and Blues Music)
À lire : Marcus Boon, “American Gothic” (dans The Wire n°212, Londres, 2001) ; George Parsons, “Henry Flynt” [entretien] (dans Dream Magazine n°7, Nevada City, 2007)


(2004) MEDIAQUEST

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