Roland KAYN


Roland Kayn est un compositeur injustement méconnu, qui a eu le tort, comme c’est souvent le cas, d’avoir eu raison avant l’heure. Si l’idée d’une musique pilotée, contrôlée, ou composée par ordinateur, n’est plus aujourd’hui une idée révolutionnaire, aux allures de scandale, la réception qui fut donnée dans les années 1950 aux pièces de musique cybernétique de Kayn fut par contre plutôt froide, au bas mot, voire hostile, et le fit rejeter autant par le public que par ses pairs. Avant de lancer ses recherches dans le domaine informatique, Roland Kayn avait eu l’intuition d’une musique qui serait avant tout une résonance, une exploration minutieuse et exhaustive des propriétés du spectre sonore, et qui aurait pour toute forme celle-là même d’une pure sonorité, continuellement en évolution, mais libérée des obligations du rythme et de la mélodie. Ses pièces devaient devenir des mécaniques qu’il construirait mais qui, une fois mises en mouvement, seraient libre de se déployer dans l’espace à leur guise et d’y évoluer selon leurs propres lois, sans plus nécessiter son intervention. Après avoir fait ses débuts dans les styles les plus avant-gardistes de son temps, la musique atonale, puis le dodécaphonisme, c’est en 1956 qu’il découvrit ce qui allait devenir sa principale méthode de travail, et son inspiration centrale, non pas dans le domaine de la musique, mais dans le travail de Max Bense, pionnier des théories de l’information. C’est dans ces théories qu’il trouvera une réponse à ces conceptions musicales, notamment sur la place – qu’il voulait la plus réduite possible – du compositeur dans son œuvre. Selon lui la musique du futur ne devait plus exprimer les émotions d’un auteur, comme le voulait jusque-là la musique depuis le romantisme, mais se recentrer sur le son. C’est une position qu’il rencontrera chez d’autres compositeurs de son temps et qui le rapprochera des démarches du sérialisme et des premières œuvres de Stockhausen. Il trouvera également dans ces théories de l’information les outils mathématiques qu’il appliquera à ses compositions, en utilisant les méthodes statistiques pour sélectionner des sons parmi des catégories de fréquences, déterminées au préalable par l’analyse d’un son-source, d’un son originel – généralement la voix humaine –, et pour ensuite calculer son expansion, son entropie, depuis un épicentre donné jusqu’à son développement final durant le temps de la performance.

Ses recherches radicales dans le domaine du spectre sonore – on ne parlait pas encore de musique spectrale – le firent s’éloigner des diktats du sérialisme, mais le firent aussi exclure des salles de concert. Persona non grata à Berlin puis à Cologne, il devra se trouver d’autres studios pour poursuivre ses recherches. Il travaillera ainsi à Varsovie, à Bruxelles puis à Hambourg avant de rejoindre Milan et de participer à la formation du Gruppo d’improvvisazione Nuova Consonanza, collectif de compositeurs et de musiciens au sein duquel on trouvait Aldo Clementi, Franco Evangelisti et Ennio Morricone, et qui prônait une musique basée sur une totale liberté d’improvisation. Bien que très libérateur par rapport à son précédent entourage, son séjour à Milan ne combla pas totalement Roland Kayn qui percevait dans les méthodes du collectif une trop grande insistance sur l’interaction entre les musiciens, et par là une nouvelle emphase sur la personnalité de ceux-ci, à l’opposé de ses conceptions de la musique comme son, comme tonalité. Il décida alors de poursuivre ailleurs et seul ses investigations sur le spectre sonore et ses expérimentations sur la composition assistée par ordinateur. Il produira ainsi une œuvre riche, constituée de pièces souvent longues – Tektra par exemple est une composition de près de cinq heures, Scanning un projet de dix heures – et semi-automatisées. Certaines de ses compositions se limitent à une page comprenant quelques indications mathématiques, la performance étant improvisée par l’ordinateur sur ces quelques bases, pour un résultat qui échappe totalement au contrôle de l’auteur. Celui-ci définit un certain nombre de paramètres qui déterminent les possibilités offertes à la machine à chaque étape de la performance, qui devient alors une œuvre unique, impossible à reproduire deux fois de la même manière, et absolument imprévisible. Cette vision de la composition qui détache l’œuvre de la personne et de l’activité de son concepteur, et lui ôte toute dimension narrative, psychologique ou émotionnelle, fit scandale en son temps, en ce qu’elle remettait en question le concept d’_auteur_ et celui d’_œuvre d’art_. Il ne fut pas seul par la suite à poursuivre cette vision artistique mais l’approche radicale que démontre sa musique cybernétique continue à faire de lui un précurseur de nombreuses options explorées par la musique actuelle, tant dans le domaine de l’informatique musicale, de l’automatisation, que dans la conception du monde sonore comme autoréférentiel et autosuffisant.

(Benoit Deuxant)


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KAYN, Roland
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