Toshiya TSUNODA

  • THE AIR VIBRATION (FIELD.REC.ARCH.2) (XT874H) écouter

Trente rayons se rejoignent en un moyeu unique ;
ce vide dans le char en permet l’usage
D’une motte de glaise on façonne un vase ;
ce vide dans le vase en permet l’usage
On ménage portes et fenêtres pour une pièce ;
ce vide dans la pièce en permet l’usage
L’Avoir fait l’avantage, mais le Non-avoir fait l’usage
Lao-Tseu (cité par François Cheng dans Le Vide et le plein)

On semblerait entendre un koan japonais ou bien plutôt une parodie de philosophie orientale, mais pourtant il faut poser la question, est-ce qu’un espace est vide s’il est rempli d’air ? Et comment représenter cet espace s’il est vide, autrement qu’en en représentant le contenu, c’est-à-dire l’air ? La carrière de Toshiya Tsunoda est entièrement consacrée à cette question, et à la reproduction du paysage sonore à travers son élément constituant le plus fondamental, l’air et sa vibration.

Depuis plusieurs années, Tsunoda s’est constitué une pratique, une systématique, dans laquelle il enregistre des espaces, des lieux, généralement, mais pas forcément, situés en extérieur, en plein air, et en publie de larges extraits, comme des photographies en grand angle du paysage. Mais comme la photographie, ses enregistrements butent sur des impossibilités, des entraves à la reproduction. Si la photo n’est qu’un fragment, statique, d’un espace changeant et surtout beaucoup plus grand que le cadre qui le cerne, la démarche sonore de Tsunoda illustre encore d’autres limites. Plus que la contrainte, nécessaire, de réduire le champ de vision à un fragment, une portion vraie mais incomplète, d’un tout infiniment plus large et plus complexe, ou de résumer un lieu au temps de l’enregistrement, son approche du field-recording veut dépasser une autre restriction : celle qui exclut de la représentation d’un phénomène l’acte de perception. C’est en effet l’expérience physique et mentale du processus contemplatif qui l’intéresse, et plus encore que le lieu qu’il révèle, c’est l’interaction entre l’humain et le paysage qu’il veut mettre en lumière. Il y a bien sûr ici un parallèle à établir avec la tradition orientale de la peinture paysagère. Comme le décrit si bien François Jullien, la peinture chinoise, si elle semble à première vue inhabitée, et brutalement objective, n’a toutefois pour but que de renvoyer à l’humain et à son expérience de ce paysage. Si l’homme n’y est pas présent, s’il n’est pas inscrit dans l’œuvre, c’est parce que sa place est celle de l’observation. Non pas en tant que témoin passif, mais comme l’élément clé qui relie le décor et l’humanité, la nature de la nature et la nature de l’homme, et qui donne son sens au paysage par sa contemplation. Comme le dit un des plus grands peintres chinois, Shitao, souvent cité par François Jullien : « Le monde et moi-même nous nous rencontrons en esprit, et les traces se transforment. » De la même manière Tsunoda voit une relation entre l’espace et la connaissance, entre le monde physique et la sensation.

Il faut pour révéler ce processus passer par un stratagème très simple, qu’on pourrait nommer, en reprenant le titre d’une rétrospective danoise consacrée au sound-art du Japon, faire usage de « simples interactions ». Il faut, pour restituer le paysage, et y inclure l’expérience de l’homme, le modifier très légèrement, afin d’en rendre les vibrations perceptibles. La perception sonore du lieu ne dépend pas tant des événements qui s’y produisent, mais des vibrations de l’air, de la résonnance de l’espace. Mais cette qualité de l’air est presque intangible, et la réverbération est généralement trop faible dans un paysage en plein air. Mais d’autre part, une intervention trop directe ne parlerait plus du lieu mais d’elle-même. Tsunoda a alors choisi d’utiliser comme révélateur le contraste entre deux types d’espace, l’un interne et l’autre externe. Pour donner à entendre des lieux silencieux, des objets immobiles, des étendues sans écho, il utilise un deuxième espace, limité, miroir sonore déformant du premier, et place ses micros dans des cavités, des tuyaux, des bouteilles vides, dans des fissures dans les murs ou le sol. L’espace environnant qui était jusque-là muet, neutre, immobile, entre alors en mouvement, se dessine en creux sur la bande. Dépassant la simple objectivité du field-recording, cette « simple interaction » amplifie la moindre modification du paysage, l’interprète dans un cadre plus large, dans lequel la perception active de l’auditeur est centrale. L’espace stable formé par l’état stationnaire de l’air à l’intérieur réagit à la plus petite modification de l’espace du dehors, et le moindre mouvement à l’extérieur produit des vibrations complexes que capte l’enregistrement. Le moindre épiphénomène se manifeste alors, comme observé à la loupe, et le spectateur prend conscience non seulement d’un univers sonore qu’il découvre, mais de son propre acte d’écoute. L’air qui l’entoure, et dont il avait oublié jusqu’à l’existence, devient le médium par lequel tout le paysage se dessine et s’éveille, émergeant du silence.

(Benoit Deuxant)



(2000 (1993-99)) MEDIAQUEST

Îlots: Espace

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TSUNODA, Toshiya
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