îlot

Espace

L’espace a été un moteur puissant du désir d’apprendre nous sommes pour mieux comprendre qui nous sommes. Peut-on imaginer, aujourd’hui, ce que signifiait vivre dans un monde en grande partie inconnu, composé de parties occultées et de terres vierges ? L’homme n’a eu de cesse d’organiser des expéditions pour découvrir le monde et couvrir de son savoir la planète qu’il habite. Puis, un jour, on a pu décréter qu’il n’existait plus de terra incognita, qu’était menée à bien la clôture de l’espace. Le tout avait été cartographié, mis sous la coupe de l’homme, plus exactement de l’homme occidental qui tirait la gloire de pouvoir, grâce à sa suprématie en termes de technologies de voyage et de représentation, montrer à tous à quoi ressemblait le monde. Cet élan de découverte allait de pair avec les grands récits et une anthropologie eurocentriste organisant la comparaison des systèmes mythologiques par lesquelles l’homme racontait l’occupation de son espace vital indigène. À l’intérieur de cet espace fini, géographie complétement explorée, les besoins de terrains vierges se sont orientés vers d’autres dimensions de l’espace et les savoirs se sont différenciés, complexifiés. Puis, ce qui s’était affirmé comme représentation objective du monde s’est révélé déformé par une représentation politique intérieure de l’espace, trahissant le désir d’y occuper une surface prépondérante, centrale. Toute cartographie, malgré son apparence d’énoncer ce qui est, reste liée à un imaginaire, à une interprétation du monde. Les frontières de l’espace clôt se plissent, se retournent contre elles-mêmes. Aux grands récits et grands voyages se substituent les récits et périples dans les territoires et choses ordinaires où se multiplient les terra incognita. L’anthropologie à sens unique – l’Europe étudiant les autres cultures –, diversifie ses points de vue et les ethnologues s’intéressent autant à ce qui se passe dans les rues de nos grandes villes qu’entre les individus d’une ultime tribu aborigène brésilienne. Cet exercice qui consiste à éprouver l’espace vital comme traversé d’imaginaires croisés, équivalents, fait émerger le sentiment d’une forte interdépendance entre environnement et destinée humaine. D’une part, les ressources fournies par la planète, contrairement à ce que l’on avait pu croire, ne sont pas inépuisables et requièrent une gestion avisée de leur reproduction. D’autre part, la distinction entre nature et culture s’avère de plus en plus poreuse et de plus en plus pensée en termes d’interelations. C’est alors qu’émerge la conscience écologique, sensibilité autant environnementale que spirituelle. Simultanément, la vitesse croissante de circulation de l’homme à la surface du globe, a nécessité une administration de l’accélération qui engendre de plus en plus, au niveau des topographies réelles et des géographies sensibles, de non-lieux, de grandes zones de transit et de temps mort comme les aéroports et les espaces commerciaux. Ces évolutions qui secouent sans cesse nos relations à l’espace habité reconfigurent le dialogue entre espace intérieur et espace extérieur, vision de l’univers en forme de poupée russe. De même que les scientifiques, au vu des dernières recherches, ne peuvent encore affirmer si les bactéries de notre microbiote déterminent notre alimentation ou si celle-ci attirent telles ou telles bactéries, face au paysage qui nous enveloppe, plus que jamais, il est impossible de trancher : nous façonne-t-il ou bien le voyons-nous à l’image de notre paysage neuronal. Le monde, en tout cas, n’est pas binaire. C’est ce relationnel spatial, complexe, que des musiciens explorent en tissant des liens organologiques entre leurs pratiques musicales et les résonances de lieux spécifiques, ouverts, accueillant dans leurs musiques l’empreinte sonore de paysages naturels ou urbains, non pas comme simples incidences bruitistes et acoustiques, mais comme musicienne à part entière.