parcours

EMPREINTES

(Des lieux et des contextes)

On dit d’un bon whisky qu’il est, selon certains équilibres, empreint des particularismes des lieux et du contexte de sa production. Qu’elle provienne de rivières tumultueuses, de lochs aux profondeurs tapissées de tourbe ou de sources cristallines, s’écoulant sur du granit, du calcaire ou du quartz, acide, chargée en sels ou en fer, la présence d’une réserve naturelle d’eau a depuis toujours conditionné l’implantation des distilleries, qui ne jurent que par sa qualité en revendiquant son influence sur les arômes du whisky. Parmi d’autres facteurs contingents et contextuels, les levures utilisées au cours de la fermentation contribuent à enrichir la palette aromatique en réagissant à des microclimats spécifiques. Aussi, à partir du XXe siècle, les producteurs, contraints de faire vieillir leur whisky au moins 3 ans, commencèrent à s’intéresser aux vertus organoleptiques du chêne (jadis apprécié essentiellement pour sa robustesse et son étanchéité) et à son impact sur la palette aromatique et chromatique. Il est ainsi fréquent que le vieillissement s’opère dans des fûts ayant contenu d’autres alcools au préalable (bourbon, sherry, etc.). L’air ambiant qui s’infiltre à travers les pores du bois a également son importance. Le fût respire, il inhale l’air du pays. Ainsi les whiskies qui vieillissent à proximité de la mer, notamment ceux de l’île d’Islay et de l’île de Skye (Ecosse), s’imprègnent des arômes marins et développent des saveurs salées parfois très marquées.

On peut en dire autant des lambics. On doit aux micro-organismes invisibles présents dans l’air des aliments et des boissons élémentaires : pain, fromage, vin, bière, etc. Des millénaires durant l’homme a apprécié ces aliments de base et ces plaisirs avant que quiconque n’examine la levure au microscope et ne produise des cultures conformes à ses désirs. Si au fil de l’Histoire toutes les bières ont été fermentées par ces levures sauvages, rares sont les brasseries qui persistent à utiliser le procédé de la fermentation spontanée – parmi les plus connues, citons celles de la vallée de la Senne, qui coule à travers et, le plus souvent, en dessous de Bruxelles. C’est cette indomptabilité d’un élément fondamental de la fabrication de la bière qui fait des lambics des bières interpellantes au goût, pouvant choquer ou séduire quiconque apprécie les explorations sensorielles. La micro-flore sauvage produit plus d’arômes et de saveurs vivaces que les levures cultivées. La sauvagerie est excitante. Michael Jackson, critique et spécialiste britannique de la bière et du whisky, l’a exprimé par cette analogie : la bière sauvage, c’est la musique live, contextualisée, en situation, par rapport au studio qui, neutralisateur d’accidents, écrête les nuances, nivelle les productions, homogénéise la création.

Le geste musical est, à l’origine, essentiellement performance. Il se déroule et se dévoile en acte ; ce sont les pratiques de l’écriture, d’abord, et les méthodes de captation, ensuite, qui ont minoré sa valeur performantielle pour lui préférer la forme, abstraction faite du temps et du contexte de l’exécution. Jusque là, la musique a toujours été hic et nunc, entendue lorsque jouée. Cet hic et nunc tend parfois à être retranscrit par certains enregistrements refusant la neutralité et l’aseptisation d’usage en studio. Lo-fi (low-fidelity) est une expression apparue à la fin des années 1980 pour désigner des pratiques adoptant des méthodes d’enregistrement primitives dans le but de produire un son sale, volontairement opposé aux sonorités jugées aseptisées de certaines musiques populaires. Quant aux pratiques qui se chargent de rendre le réel, d’en saisir l’empreinte ou d’y référer, elles ne manquent pas. En 1972, l’artiste anglais David Tremlett réalisait The Spring Recordings, consistant en quatre-vingt-une cassettes audio, à chaque fois reliquaire d’un enregistrement en plein air d’un lieu rural d’un des comtés du Royaume-Uni, déposées sur une étagère. Cette œuvre formalise une pratique aujourd’hui répandue, le field recording, qui n’est pas en soi une composition musicale mais plutôt une captation pure et simple d’un environnement sonore déterminé, une tentative de capturer un moment et un lieu précis liés aux circonstances de l’enregistrement. Sans doute importe-t-il de distinguer ici l’enregistrement participant d’un travail de conservation et d’étude (ethnomusicologique ou autre) et la capture comme geste artistique à part entière. De manière générale, les pratiques de field recording révèlent une multitude de manières de tendre le micro vers le monde, en s’intéressant à des objets très diversifiés : la vie quotidienne domestique, la vie d’un lieu, d’une région, certaines activités particulières liées à des industries ou des métiers, des événements qui sortent du quotidien, témoignages de pratiques sociales ou de moments de socialité, comme les carnavals, les fêtes populaires ou cérémonies religieuses, ou plus largement des situations sonores remarquables aux oreilles du collecteur (des glaciers qui se brisent, des chants d’insectes en Asie du sud-est, etc.). Le voyage est également un thème potentiel. Il est au cœur de l’œuvre d’Aki Onda, musicien et photographe japonais investigant depuis plus de vingt ans les relations entre lieux, musique et mémoire. Fort de ses nombreux voyages, expériences, performances et collaborations, l’artiste est surtout connu pour ses performances « cassette memories » au cours desquelles il livre un journal intime construit d’ambiances sonores enregistrées sur cassettes puis mixées. Muni d’un micro plutôt que d’un appareil photographique, ce voyageur compile ses enregistrements, les sample, les module, les superpose ; un travail sonore essentiellement basé sur une exploration poussée des possibilités d’un outil a priori banal et limité qu’il élève au rang d’instrument : le dictaphone ou walkman enregistreur. Son œuvre est une métaphore de la mémoire humaine et de ses imperfections, où le temps intervient de manière mystérieuse et difficilement contrôlable pour distordre et flouter les souvenirs (Ancient & Modern, Bon Voyage).

Notons que la manipulation des sons du réel est au cœur, depuis le milieu du siècle passé, de la musique électroacoustique/acousmatique (Hildegard Westerkamp ou Kristoff K. Roll, à titre d’exemples récents), qui tantôt exploite la relation dialectique entre un impact sonore et la signification liée à son origine, tantôt l’abolit en vue d’un langage musical non-anecdotique abstrait et expressif. L’enregistrement de terrain peut en effet faire l’objet de divers traitements et filtrages qui transforment le son, jusqu’à parfois rendre son origine méconnaissable. C’est le cas de Francisco Lopez, qui tient à éliminer toute dimension documentaire de ses œuvres pourtant basées sur des enregistrements de terrain, ou du Sketchbook de Johannes Helden.

Quand d’autres captent le monde, on dirait pourtant que c’est eux-mêmes qu’ils essayent d’entendre, écoutant l’environnement sonore comme un miroir leur renvoyant leur position dans l’univers. Les courtes séquences de Jason Kahn sont comme un journal que lui seul peut comprendre, Justin Bennet semble égaré, visiteur sans but, dans le brouillard de la ville. Mark Poysden a placé un micro sur un appui de fenêtre lors d’une pluvieuse nuit d’été. Koura recueille les moments de sa vie quotidienne d’expatrié au Japon…

L’enregistrement en studio est une manière d’arracher la musique ou plus largement le son hors du temps qui s’écoule. Il enferme le son sur un support qui lui permettra d’être dupliqué et ensuite écouté, sur un CD par exemple, dans les situations les plus diverses, sans aucune référence au lieu ni au moment dudit l’enregistrement. Si le studio décontextualise, le field recording, dans certaines de ses expressions, trahit un réel besoin de contextualisation. Chris Watson, preneur de son professionnel œuvrant pour des documentaires sur la vie sauvage, décrit les stratagèmes ingénieux par lesquels il arrive à placer son micro au plus près des animaux sauvages dont il veut enregistrer les cris. Expliquant les coulisses techniques de son activité, assez extraordinaires et très éloignées des routines de studio, il renforce à la fois la dimension documentaire et artistique de son travail. Documentaire, parce qu’en expliquant les conditions d’enregistrement, il révèle que son objectif est la captation du réel, de phénomènes existants. Artistique, parce que Watson est d’une grande exigence quant à la qualité et l’expressivité de ses enregistrements, et surtout parce que le dispositif technique est présenté comme condition nécessaire à l’accomplissement d’une idée. Les disques de Watson témoignent d’ailleurs, par le son stricto sensu ainsi que le montage, d’une qualité autre que documentaire. Ils restituent quelque chose de plus abstrait, de plus trouble, quelque chose du son du monde et de la nature auquel l’humain n’est pas habitué.

Certains titres de field recordings capturent des événements qui sortent du quotidien, qui sont des moments d’une certaine importance sociale, comme les carnavals, les fêtes populaires ou religieuses. Le carnaval de l’île de Skyros en Grèce, par Steven Feld au cours de ses pérégrinations aux quatre coins de l’Europe à la recherche de sons de cloches ou la parade de Jamaica Day à Brooklyn, important événement pour les New-Yorkais originaires des Caraïbes, que Charlemagne Palestine a lui-même enregistrée en 1998. Palestine a sélectionné une heure de son enregistrement et y a surimposé des nappes analogiques et synthétiques caractéristiques de son œuvre. Si c’est la richesse sonore de l’extrait qui l’a convaincu de l’utiliser, Palestine revendique aussi la valeur ethnographique de son enregistrement.

Autres sons qui signalent la sortie du quotidien, ceux des feux d’artifice, fréquemment capturés. Joshua Abrams choisit celui du 4 juillet, fête nationale aux États-Unis. Quelques pétards sur une côte française sont insérés entre deux titres musicaux par Gastr Del Sol. Jonty Semper a, lui, rassemblé les enregistrements radio de la BBC des deux minutes de silence commémorant chaque année l’armistice de la Première Guerre mondiale. Des rituels plus modernes sont aussi l’objet de certaines prises de sons, ainsi Santa Pod, du nom d’un circuit de courses de dragsters dans le Northamptonshire, témoigne de l’ambiance qui y règne lors d’une journée de courses.

Le monde dans toute sa diversité est objet potentiel de captations sonores. Toutes les régions, tous les environnements. La ville y a bien sûr sa part. Enregistrements d’ambiance, témoignages et compositions musicales se côtoient et finissent par former un portrait diffracté de la vie urbaine. Les villes lointaines sont sources d’émerveillement facile pour les oreilles occidentales. La balade sonore de Sarah Peebles à Tokyo relate cet enchantement de l’ouïe dans la profusion de l’espace urbain. Le lieu urbain est l’objet d’une étude plus clinique chez Michael Rüsenberg. Dans Real Ambient Vol.04, il étudie différents aspects du site de la Défense près de Paris. Éléments des bâtiments comme les escalators ou les appareils d’air conditionné, moyens de transport, usages du lieu parfois imprévus comme un assemblement de rappeurs sont répertoriés par Rüsenberg, livrés dans des séquences brutes et également proposés à des musiciens comme sources pour des remix.

Organum, entité musicale dirigée par David Jackman, aime à enregistrer dans des conditions sonores spécifiques. Dans Vacant Lights, c’est un site de trafic routier qui est le support des discrètes résonances ordonnées par les musiciens. C’est un tunnel et son trafic qui sont également au centre d’une performance de Akio Suzuki Tubridge. Dans ces deux cas, les artistes proposent d’abord un portrait sonore fidèle du lieu avant de commencer à modifier celui-ci de manière insidieuse. Le Cityscape de Justin Bennett surprend la vie silencieuse de la ville, de ses cours, de ses rues vides, de sa calme activité hors des heures de pointe et des centres commerciaux.

Les lieux naturels font également l’objet de nombreuses captations. Ils sont parfois inhospitaliers. Le désert, pour Steve Peters, qui dresse le portrait à la fois d’une journée et d’une année d’un site dans le Nouveau-Mexique. Les glaciers, choisis par Chris Watson ou encore Lionel Marchetti. Peter Cusack a, quant à lui, collecté les sons du lac Baïkal en Sibérie au moment de sa fonte, à la fin du mois d’avril. Outre le son des morceaux de glace qui s’entrechoquent, il a également recueilli quelques moments impromptus de la vie des habitants du rivage, comme cette personne qui tombe au travers de la glace qui se brise et dont la trace sonore se propage sur plusieurs centaines de mètres jusqu’au micro immergé de Cusack. C’est l’occasion de remarquer que le micro retient souvent bien plus que l’objet direct de l’attention du preneur de son. Lointain trafic ou chant des oiseaux, omniprésents en ville et pourtant pas encore l’objet d’un enregistrement spécifique.

Souvent, et en particulier aux oreilles des citadins, le collecteur de sons capte non seulement un lieu et un moment, mais surtout une époque, une tradition, menacée par le passage du temps. C’est le cas des lieux naturels, mais aussi de la ruralité et même déjà de l’industrie, prise dans un cycle d’activités et de désaffectations. Les mouvements de troupeaux de moutons sont enregistrés par Éric La Casa et inclus dans sa pièce sonore Les pierres du seuil, tandis que Quiet American enregistre différents aspects des techniques d’irrigation dans le sud-est asiatique. La ruralité est aussi le lieu de métiers anciens, comme celui de fondeur de cloches, saisi aussi par Éric La Casa. Philip Corner visite une usine textile en Italie et écrit une partition pour ses différents outils. Mnortham capture le son du vent s’engouffrant dans deux tours de métal, Jon Tulchin récolte aussi ces moments où industrie et nature se rejoignent dans la désolation.

La prise de son dite field recording capture un environnement sonore en vue de le faire écouter tel quel, de manière analogue à une pièce de musique. Certains artistes-compositeurs veulent aller plus loin et considérer l’environnement sonore comme un véritable intervenant dans leurs compositions, au même titre qu’un musicien. David Dunn tente de stimuler le chant du Mimus polyglottos en lui envoyant des sons auxquels il réagit ou compose des partitions pour des musiciens répartis dans un espace géographique donné. Norman Lowrey organise des cérémonies musicales où les voix des participants se mêlent aux enregistrements d’une rivière, le Delaware. Le but de ces cérémonies est de se connecter par le son à « l’intelligence de la rivière ».

L’identité sonore d’un lieu ouvert peut aussi être simplement choisi comme élément d’une performance musicale. Maggi Payne enregistre la pluie qui tombe dans un seau ou sur le même seau retourné. Akio Suzuki utilise un rivage maritime comme ingrédient primordial d’une création sonore. Robert Rutman joue du violoncelle au milieu du trafic automobile.

Chez un certain nombre d’artistes, il y a volonté de lier l’acte d’écouter à la recherche d’une forme de sagesse. L’enregistrement de sons provenant de cérémonies religieuses ou de coutumes de différentes régions du monde témoigne d’un effort de connexion par l’intermédiaire d’un sens, l’ouïe, à un univers culturel et religieux difficilement compréhensible dans sa totalité par l’individu d’origine occidentale. Hildegard Westerkamp explore de la sorte en Inde, Loren Nerell en Indonésie, Oz Fritz dans le monde entier.

Une autre manière encore d’appréhender le monde est de tenter d’écouter sa matière physique, en plaçant des micros ou des capteurs dans le sol ou des objets. Toshiya Tsunoda capte les vibrations de l’air, de l’eau ou d’activités humaines telles qu’elles se propagent à travers divers milieux physiques, par exemple le béton. Richard Harrison dresse le portrait d’une colline à partir des variations de potentiel électrique entre différents points du lieu, Jacob Kirkegaard enregistre l’activité volcanique en Islande. Disinformation relève la tête et capte les sons de l’espace, Minori Sato enregistre le silence. Autant de signes, à interpréter, proposés aux auditeurs.

L’enregistrement field recording, en offrant à l’auditeur une expérience sensorielle qui n’implique que l’ouïe, lui offre la possibilité de compléter, par l’attention et l’imagination, l’information structurellement incomplète qui lui est proposée. En ce sens, il y a une véritable proposition artistique, une stimulation de l’auditeur par un preneur de son qui décide de tendre son micro à un endroit et un moment donnés et qui sélectionne différents passages de ses enregistrements pour les faire figurer sur un album.

Ces gestes relèvent tous d’une attention commune mais à chaque fois particulière accordée à l’ordinaire – infra- ou extra-ordinaire selon les perceptions. Et sans doute ne s’agit-il pas tant de dépeindre le monde, que de le capter pour le rendre autrement, sans qu’il y ait représentation mais plutôt référence. Partir du monde pour y revenir, témoigner d’un réel et aiguiser les perceptions.

Bien qu’il semble de prime abord n’être qu’une curiosité ou un cas particulier de musique expérimentale, cet objet sonore a priori peu identifiable qu’est le field recording se révèle donc fondamental, en ceci qu’au-delà d’un travail de mémoire et de poésie du quotidien il est peut-être par-dessus tout une manière de penser le contexte avant la forme, les environnements et les situations plutôt que les configurations ex-nihilo. Nous l’avons vu, le geste musical est prioritairement performatif, il se dévoile en acte (dans les actes du langage, un performatif consiste en le fait qu’un mot ou une expression constituent par eux-mêmes la chose qu’ils énoncent). Approcher le réel pour ce qu’il est, sur le plan musical, c’est être à son écoute, disponible à son immédiateté, dans un monde de surinformation auditive et de saturation des signaux. L’esthétique cagienne, mieux qu’une autre, a mis en exergue cette dimension fondamentale qui lie la pratique musicale, la performance et la vie. Au tournant des années 1950, le compositeur John Cage a en effet renouvelé l’exercice de l’écoute avec 4′33″, pièce souvent décrite comme « quatre minutes trente-trois secondes de silence », mais qui est en réalité constituée des sons de l’environnement que les auditeurs perçoivent lorsqu’elle est interprétée. Cage prétendait que l’une des composantes les plus intéressantes en art était ce facteur d’imprévisibilité par lequel des éléments extérieurs s’intégrent à l'œuvre de manière accidentelle. Cette conception de la performance musicale se révéla décisive pour le développement ultérieur des pratiques néo-avant-gardistes (Fluxus multiplie, la décennie suivante, les concerts et situations expérimentales centrées sur le fait musical et son contexte d’exécution) et elle reste pour les artistes d’aujourd’hui fondamentale en ce qu’elle contribue à nourrir une réflexion esthétique excédant la seule pratique musicale. Invoquant à la fois l’indéterminé (l’aléatoire), la participation ou l’intégration de l’audience dans la situation ainsi créée et le recours au performatif d’une façon résolument neuve (éléments qui se cristalliseront d’une façon étonnante dans la performance historique de 1952, au Black Mountain College), Cage rend possible le dialogue entre des traditions (rencontre d’une conception occidentale du fait musical et d’une appréhension du monde par la philosophie orientale), des expériences esthétiques convergentes (les White Paintings peintes à la même époque par Rauschenberg, apparemment « vides », changeant de ton selon la luminosité et les accidents, ne sont pas loin), et engage l’art dans une voie nouvelle, où performer le réel relève d’une volonté de mêler, loin de toute autonomie, l’art et la vie.

Quoi qu’on attende d’elle, la musique n’est pas déliée d’une situation, d’une concrétude, elle n’est jamais totalement autonome. À croire que la seule chance pour la musique d’être perçue sans trahison, à l’heure où nous avons dépassé la simple trahison des images pour une trahison des perceptions, est d’être vécue ou comprise en tant que situation, autrement dit elle doit être contextualisée pour s’incarner véritablement – par-delà le spectacle, sa scène et donc sa mise en scène, ses effets, ses simulacres. À trop l’abstraire on rêve d’une musique désincarnée, fantasme de l’harmonie et du dépassement. Mais elle n’existe qu’en passant par nous, par un ou des sujets, physiques, psychiques ; elle émane du réel et s’incarne dans un moment et un lieu définis. Elle est un incident de la vie dompté par l’esprit. Elle se vit, empreinte des micro-événements participant de son espace-temps spécifique, elle nous échappe et nous emmène, in fine, chaque fois un peu plus loin.

Sébastien Biset et Jean-Grégoire Muller