Peter CUSACK


Peter Cusack est musicien, compositeur et improvisateur. Ses instruments de prédilection sont le bouzouki, la guitare et le live electronic. Cette configuration de départ indique déjà une aptitude à croiser des cultures sonores différentes, à déplacer des héritages et à interroger, pour les transformer, les pratiques musicales. Le bouzouki et la guitare ont beau appartenir à la même famille, ils véhiculent des héritages culturels distincts, entraînent des jeux référentiels spécifiques. Le live electronic, qui consiste à interpréter et modifier par voie électronique des sons produits par d’autres instruments de musique, est un dispositif qui interroge les tonalités et textures du son, l’organisation acoustique des langages musicaux.

En tant que fondateur de formations musicales innovantes dont l’important London Musicians Collective, Peter Cusack a exercé ses talents de transformateur des évidences : on qualifie son groupe Alterations (1978-1986), au nom déjà bien évocateur, de « Beatles de l’improvisation libre ». Kahondo Style, autre ensemble dans lequel il s’investit, correspondrait à un Art Ensemble of Chicago européen. Formules rapides qui disent l’importance, l’ambition et la force de translation de ces initiatives : d’une part, faire se rencontrer les profils d’un groupe très populaire et d’une musique exigeante et, d’autre part, importer et faire prendre racine, en Europe, des économies musicales élaborées dans le contexte d’autres luttes communautaires. Comme instrumentiste, il a participé en électron libre à de multiples expériences laboratoires où il côtoya de grands défricheurs : Marteen Altena, Fred Frith, Evan Parker, Chris Cutler, Hugh Davies, etc. C’est un terrain musical où l’on cherche à dépasser son instrument, à lui ouvrir de nouvelles voies. L’important est de fausser compagnie aux usages orthodoxes pour pister de nouvelles capacités expressives, de nouvelles identités sonores. L’important est bien cette interrogation permanente sur la nature du son, son origine, sa dynamique, sa manière de raconter et de restituer une ambiance. Les techniques musicales expérimentales traquent l’inédit, les territoires sonores inexplorés de chaque instrument en inventant des styles où la personnalité propre du musicien va conduire à forger des manières de faire très personnelles, chaque instrument devient, pour ainsi dire, la prolongation organique d’un individu (ce que l’on appelle « idiosyncrasie »).

Cette philosophie du son prend chez Peter Cusack un tour exemplaire par sa passion pour l’enregistrement de terrain. En effet, à côté de son activité de musicien, il conduit des travaux assidus sur notre relation au sonore. Il réalise l’empreinte acoustique de lieux, naturels ou industriels, frappés par des catastrophes : le son est-il vecteur de connaissances au même titre que l’image ? (Projet Sounds of Dangerous Places, incluant Tchernobyl). Il enregistre la « musique » de sites naturels en pleine mutation écologique du fait de l’emprise humaine (lac Baïkal). Il étudie les relations entre les citoyens d’une ville et leur environnement sonore à travers, par exemple, les sons préférés des Londoniens, mêlant enquêtes sociologiques et urbanistiques et recherches musicales empiriques. Il s’est aussi penché sur les traces sonores des migrations humaines en suivant des populations déplacées : comment leurs référents sonores évoluent, participent ou contribuent à leur fragilité, à s’adapter à de nouveaux contextes, comment les relations qui s’instaurent au quotidien avec les nouvelles technologies font évoluer les imaginaires sonores et musicaux… Ces activités se connectent de manière intense à une fonction d’enseignant, « Design et Art Sonores » au London College of Communication, et inspirent de nouvelles expériences en tant que musicien, le savoir-faire instrumentiste dialoguant avec celui de preneur de son, au croisement d’une nouvelle manière de témoigner de l’importance du son dans notre société. Peter Cusack contribue fortement à faire évoluer l’écologie acoustique. (Un concept formulé pour la première fois dans les années 1970 et qui consiste à explorer, scientifiquement et artistiquement, les interactions entre les organismes vivants et leur environnement sonore, naturel, culturel, industriel… Le son s’appréhende désormais à travers de multiples disciplines : musique, géographie, sociologie, urbanisme, acoustique, ethnologie, zoologie, neurosciences, etc. Une partie des adeptes de l’écologie sonore en donnent une version new age, affirmant la nuisance de certains sons, certaines pratiques d’écoute, et cherchent à les faire proscrire.)

London Musicians Collective

Peter Cusack a demandé à un groupe de Londoniens quels étaient les sons préférés de leur ville. Sélectionnant quarante réponses, il réalise une photo acoustique des lieux et instants précis où l’on peut entendre ces sons. Comme pour une photo, une prise de son se caractérise par plusieurs particularités techniques et décisions de l’artiste : spécificité des micros, position et orientation des micros, viser des détails ou la profondeur de champs… Il en ressort quarante récits acoustiques dynamiques où les sons ne sont jamais purs, isolés, mais se contaminent, s’enrichissent de leurs interconnexions. Big Ben n’est pas inaltérable, enfermée dans son clocher et sonnant au-dessus du smog urbain. On l’entend dans une gangue de brouillard sonore où crissent des freins, vrombissent des moteurs, prise dans un brouhaha de foule, sa sonnerie se propage, elle est partout. Même chose dans cet étonnant tableau où voisinent le démarrage d’une hélice, l’envol d’un hélicoptère et l’envol de la prière du muezzin juché dans son minaret, les pleurs d’un enfant, des klaxons, des moteurs, etc. Beaucoup de scènes sont consacrées au métro, l’ambiance de différentes lignes et de différentes stations, la place des transports en commun dans la ville est très importante, a quelque chose d’organique. Se déplacer dans le corps de la ville comporte une part fantasmatique. Dans le même ordre d’idées, il y a la sonnerie du bus 73 et un témoignage sur l’expérience des transports bondés . Collecter les sons d’une ville, c’est aussi faire de l’archéologie, préserver des sons en voie de disparition, comme ces portes de train claquées les unes après les autres, à la gare Victoria. Certaines prises de sons révèlent sous l’esthétique du montage et de la narration, leur portée sociologique : ainsi, la sortie du métro à Brixton, avec les bruits de rue, les conversations, les accents, les appels, toute une agitation propre à ce quartier ou encore ces conversations familières, nouées, dans une file d’attente devant un club, les échanges sur un marché, les transactions qui s’amenuisent, on entend l’espace du marché qui se vide, puis les barres métalliques des étals que l’on démonte, tombent au sol, résonnent. La pulsation des lieux urbains est rendue perceptible à l’oreille à travers des contrastes, des distances et des variations d’intensité : la machine à café dans un bistrot, monstre de vapeurs, une fontaine et ses filets fluides, des oignons qui fristouillent presque contre l’oreille, l’attente des taxis et le ronron des moteurs attendant le client, l’exubérance d’un club de supporters, chants, cris, slogans, battements de mains… Il y a de formidables respirations poétiques comme les remous de l’eau, le choc des péniches amarrées aux quais de la Tamise, agitées par la houle et le courant. Les oiseaux partout font rêver. Le chant des merles qui, par le fait d’une acoustique réverbérante propre à la configuration des rues, ont un feeling urbain. Le rossignol dans la nuit en duo avec le bourdonnement d’une ligne à haute tension. Les pépiements dans les parcs, les cris très hauts des martinets et hirondelles : yeux fermés, ça sent l’été. Deux enfants dans un parc imitent les cris stridents de jeunes foulques à qui l’on donne à manger. Les sons situés entre l’espace privé et l’espace public claquent comme des bruits de passage, de va-et-vient rituels : le trousseau de clefs, la clef dans la porte. Le courrier que l’on glisse dans l’ouverture de la boîte aux lettres. Et quoi de plus beau qu’un orage sur sa ville ? Les grondements, le déplacement du tonnerre, les averses variant la force de leurs précipitations, les cris, les gens qui courent aux abris, les pneus sur le macadam mouillé, le son est si bien rendu que le parfum de la pluie sur le béton s’infiltre en l’auditeur via l’ouïe…

Favourite Beijing Sounds

Le portrait sonore de Pékin que réalise Peter Cusack est un travail similaire, commandé par le British Council (2005). C’est une ville en pleine mutation, technologique, sociologique, économique, politique. D’importantes migrations de peuples y jettent dans ses rues des langues, des cultures et des traditions très différentes. La voiture, les transports en commun modernes détrônent petit à petit le vélo, ce qui constitue un bouleversement du paysage sonore urbain. L’ancien côtoie l’hypermoderne, les rites communistes la poésie immémoriale. La promenade débute place Tienanmen, salut au drapeau, hymne national martial, mais la prise de son s’intéresse à la contextualisation de la fanfare, et accorde autant d’importance aux conversations qui semblent plutôt dissipées, aux commentaires, aux badauds. Dans un brouhaha de moteurs, de vapeurs d’essence, des marchands de journaux répètent leurs annonces en utilisant un micro. D’autres petits métiers de rue sont répertoriés : des machines qui gravent des caractères chinois à la demande, le rémouleur qui aiguise les couteaux, des hommes à vélo qui récoltent des matériaux à recycler en gueulant l’objet de leur quête (« bouteilles de verre »)… Et toujours, ces sons spécifiques sont saisis dans leur réseau narratif, avec les sons de vie qui, jusqu’à côté, les inscrivent dans un vécu particulier, une temporalité, une récurrence. Ce qu’illustrent à merveille les scènes de vie dans les parcs et leurs surprenantes cohabitations : accordéon de bastringue, musique traditionnelle, pratique du tai-chi, vieux chants révolutionnaires, etc. Il y a des sons absolument typiques que l’on ne peut entendre que dans cette ville, paraît-il, découlant d’une habitude de transformer les pigeons en installation sonore : des sifflets de bambou sont attachés à la queue des volatiles dont le vol engendre un étrange chœur aigu de fusées, comme si le ciel chantait, s’animait d’orgues éoliennes. De la rue, on capte les cris, les chants et les jeux d’une plaine de jeux ; on entend une classe déclamer une histoire et l’on croise, à la sortie des écoles, de jeunes adolescentes qui parlent de leurs cours, mangent, envoient des SMS (dialogues typiques, propres à une génération et à moment précis de la journée)… Il y a les atmosphères de taxi (avec la voix féminine du compteur évoquant à certain passager les charmes lointains de la culture mandarine), de petits restaurants, des rues animées de bars nocturnes et leurs sonos improbables… Le bruit d’un automate bancaire, saisie du code, distribution des billets… On s’engouffre dans le métro et les annonces égrènent les heures des prochains départs. Des chants ruraux resurgissent, par le biais d’un musicien ambulant, avec matériel amplificateur portatif, réverbération et bruits de portes, passagers, démarrage du train, freinage, pression, décompression. La promenade automnale dans le tapis de feuilles de ginkgo est un contraste exceptionnel, une pause émouvante. Au Temple of Heaven Park, la vivacité et l’hétérogène d’une société déversent dans les oreilles un extraordinaire pot-pourri : instruments traditionnels, bribes d’opéra chinois, La Paloma, karaoké, orchestre d’harmonicas, les pratiques dilettantes sont admises à côté des professionnels, danseurs, noceurs, « Ce n’est qu’un au revoir », larsens…

(Pierre Hemptinne)


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CUSACK, Peter
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