Guy DEBORD

  • DEBORD (COFFRET) (GUY) - DVD (TW1200)

« Ainsi, puisque je ne puis être l’amoureux qui séduirait ces temps beaux parleurs, je suis déterminé à y être le méchant, et le trouble-fête de ces jours frivoles. » Guy Debord

La Société du spectacle, le livre que Guy Debord publie en 1967, se définit comme une « critique totale du monde existant, c’est-à-dire de tous les aspects du capitalisme moderne, et de son système général d’illusions ». C’est sans doute son œuvre la plus connue, au détriment peut-être du reste de ses travaux littéraires ou cinématographiques. Le livre contient les éléments les plus aboutis et les plus pertinents de ses recherches personnelles, et des théories qui l’ont accompagné depuis son adhésion au mouvement lettriste dans les années 1950, puis à l’Internationale lettriste, et jusqu’à la dissolution de l’Internationale situationniste en 1972. Le situationnisme, dernière avant-garde artistique et politique du XXe siècle, sera pour beaucoup et pour longtemps le dernier mouvement révolutionnaire sur bien des plans.

Toutefois, si les thèses situationnistes ont fortement influencé les révoltes de Mai 68, faisant dire à Debord : « Nous avons presque fait une révolution », et si les thèmes de « l’imagination au pouvoir » et de « Prenez vos désirs pour des réalités » ont conservé depuis lors une fascination d’une constante actualité, sans cesse ravivée de génération en génération, c’est un constat plus pessimiste qui sous-tend toute l’œuvre de l’écrivain comme du cinéaste. Il s’opposera tout aussi violemment à ses détracteurs, aux collaborateurs du pouvoir, qu’à tous ceux qui, en le soutenant, auraient voulu partager un peu de l’aura de l’Internationale situationniste. Il déclarera lors de la dissolution de l’IS qu’une avant-garde doit savoir mourir quand elle a fait son temps

Les thèses de Guy Debord sont centrées sur une critique marxiste – influencée par les écrits de György Lukács – de la transformation marchande de la société, qui tend à remplacer la valeur d’usage des choses et des actes par une valeur d’échange, codifiée sur un mode fétichiste, transformant la perception de la réalité en une vision mensongère, spectaculaire et illusoire. Dans ce contexte, l’art est bien évidement une activité problématique, en ce qu’il court continuellement le risque de n’être qu’un supplément d’illusion, et qu’il est de plus susceptible de se faire récupérer et dévoyer pour servir le pouvoir ou l’argent. Il s’agit donc non pas de le réformer mais de trouver les formes qui permettraient son dépassement. Ces questions le pousseront à remettre en question la fonction de l’art de manière radicale, culminant dans le rejet de la plupart des formes artistiques au profit de la dérive, et de la psychogéographie. Ces nouvelles formes qui tenteront de mêler l’art à la vie, seront une manière de renier les dérives capitalistes de l’art contemporain, en rejetant la création d’objets, de marchandises au profit de la construction de situations.

Debord va appliquer à son travail cinématographique les mêmes principes de rejet radical, et bâtir une œuvre polémique, trop rapidement classée comme provocatrice. En effet, s’il est question pour lui de « détruire le cinéma », il ne s’agit pas ici pour autant de se limiter d’en contester les formes traditionnelles ou les insuffisances au nom d’une exigence formelle ou théorique, mais d’en faire une critique de fond et d’en remettre en cause la fonction. Celle-ci, selon lui, consiste à « présenter une fausse cohérence isolée, dramatique ou documentaire, comme remplacement d’une communication et d’une activité absente ». Le défi pour Debord sera de continuer à faire du cinéma sans en faire, de produire des films qui échappent à la machinerie spectaculaire, à l’illusion, et qui présentent à la fois des idées et la réalité.

Sa première méthode sera de se passer totalement de l’image, comme il le fera avec son premier film Hurlements en faveur de Sade, en 1952, dans lequel alternent sur l’écran des séquences noires et blanches, accompagnées d’une bande-son où des phrases poétiques détournées de leur contexte d’origine sont entrecoupées de longs silences. Cette rébellion monochrome n’allait pas sans un certain jusqu’au-boutisme, caractéristique de Debord : « Je dois convenir qu’il y a toujours eu dans mon esthétique négative quelque chose qui se plaisait à aller jusqu’à la néantisation. Est-ce que ce n’était pas très authentiquement représentatif de l’art moderne ? Quand on annonce la fin du cinéma depuis si longtemps, n’y a-t-il pas de la cohérence à faire disparaître les films ? » Une autre démarche sera l’emploi d’images détournées, donnant lieu à la fois à un travail visuel et à un commentaire critique de celui-ci. Le tournage sera alors remplacé par un montage d’images volées, empruntées à la publicité, à la télévision, ou à d’autres réalisateurs, ou par un enchaînement de photographies. Il produira six films au total sur une période de trente-six ans, intégrant progressivement la théorie dans sa pratique artistique, culminant dans La Société du spectacle, adaptation brute de son livre, récité sur fond d’images déconnectées du texte. Cette rupture avec l’association traditionnelle entre l’image et du son avait déjà été inaugurée par un autre cinéaste lettriste, entre-temps tombé en disgrâce, Isidore Isou, dans son Traité de bave et d’éternité (1951), dans lequel il parlait de cinéma discrépant. Le dernier film de Debord sera In girum imus nocte et consumimur igni, en 1978, dans lequel il associera toutes ces méthodes, tournant une partie des images lui-même, et entrecoupant celles-ci de photographies et de détournements, commentaires tantôt illustratifs tantôt ironiques sur le texte du film. Celui-ci se veut un état des lieux sans ménagement de l’Europe des années 1970, dix ans après l’occasion ratée de Mai 68. Constat amer, désillusionné, il n’épargne pas son public : « Voilà bien l’essentiel : ce public si parfaitement privé de liberté, et qui a tout supporté, mérite moins que tout autre d’être ménagé. Les manipulateurs de la publicité, avec le cynisme traditionnel de ceux qui savent que les gens sont portés à justifier les affronts dont ils ne se vengent pas, lui annoncent aujourd’hui tranquillement que “quand on aime la vie, on va au cinéma”. Mais cette vie et ce cinéma sont également peu de chose ; et c’est par là qu’ils sont effectivement échangeables avec indifférence. »

(Benoit Deuxant)

« Comme le montrent encore ces dernières réflexions sur la violence, il n’y aura pour moi ni retour, ni réconciliation. La sagesse ne viendra jamais. »


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DEBORD, Guy
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