HAFLER TRIO (THE)


« Le Hafler Trio n’est pas un groupe de musiciens, ni même d’artistes, mais bien plutôt une sorte d’iceberg flottant quelque part dans les mers froides, en grande partie caché sous la surface des eaux. C’est une porte vers de nombreuses choses. Ce n’est pas abstrait parce ce n’est pas séparé des réalités pratiques. Ce n’est pas vague parce que c’est basé sur une structure concrète. Le Hafler Trio est partout et nulle part. »
Andrei Bakhmin

Ésotérique, mystique, rituel, mais aussi scientifique et expérimental. Littéraire et encyclopédiste mais aussi dadaïste et pornographique. L’œuvre du Hafler Trio est tour à tour un travail de recherche sur le phénomène sonore, sur les propriétés psycho-acoustiques de lieux particuliers, d’événements rares, d’effets sonores singuliers, une documentation rigoureuse et complexe de rites privés, comprenant action, son et stimulation sensorielle multiple, ainsi qu’une exploration stratégique de l’acte créatif. Autant apparenté au cut-up de William S. Burroughs qu’à la dream machine de Brion Gysin ou au travail d’Alexander Graham Bell sur la ventriloquie et la surdité, il s’agit d’une œuvre volontairement complexe dans sa volonté d’intégrer une grande quantité d’investigation paramusicale à son corpus purement sonore. Derrière l’apparent hermétisme des productions du Hafler Trio, derrière son accompagnement poético-théorique, son emballage esthétique soigné (tirages limités aux pochettes ouvragées) et ses performances à mi-chemin entre la conférence et le happening, il reste un projet basé sur l’accès à l’information, conscient toutefois que cette information est à la portée de la main et réclame une mise en scène pour devenir réellement effective. Un premier pas vers cette scénographie est obtenu par la fiction, l’usage d’avatars, de travestis. Dans une lignée du sabotage artistique remontant à Dada ou à Fluxus, la première étape a été la mise en place d’un écran de fumée, l’établissement d’une confusion volontaire dans le discours du groupe.

Se présentant depuis ses débuts en 1982 comme un trio, composé d’Andrew Mckenzie (seul membre original encore actif dans le groupe), de Chris Watson (ancien membre de Cabaret Voltaire, aujourd’hui sonoriste pour les émissions de la BBC sur la faune et la flore) et d’un membre (semi-)fictif, le docteur Edward Molenbeek, le projet se défini comme une entreprise scientifique, développant les études psycho-acoustiques du professeur Robert Spridgeon et de son institut ROBOL (également fictifs tous deux). Les premiers disques du groupe empruntent leur forme aux comptes rendus d’expériences scientifiques, leurs morceaux portent des titres tels que « The Morality of Sound », « Psychophon Installation Test Tape », « Owl Ionisation Recording » ou « Location Screening Exercise ». Cette volonté de se réclamer d’une recherche « sérieuse », aux confins de l’usage de la musique et du son comme divertissement, démarche commune à de nombreux artistes associés à la musique industrielle, projette les productions du groupe dans un univers « chargé » d’un bagage critique, d’un poids conceptuel objectif et rationnel. Le Hafler Trio s’affiche d’emblée comme un groupe de chercheurs, et non d’artistes, dont le but n’est pas de faire de la musique, mais bien de proposer une analyse exemplifiée de la perception sonore, non pas « en tant que processus passif » mais comme un phénomène « qui nécessite une redéfinition qui n’a que trop tardé ».

Cet emballage scientifique s’estompera par la suite, après le départ de Chris Watson, pour faire place à d’autres domaines de prospection : l’alchimie, la kabbale, la magie, le sexe, l’ésotérisme, le gnosticisme. Les premiers albums du Hafler Trio prenaient un malin plaisir à égarer l’auditeur, à le désorienter, à masquer et dissimuler ses intentions derrière des paravents théoriques et des manipulations sonores, altérant la perception en « brouillant la ligne entre le vrai et le presque vrai », en recyclant des tranches de réalité volontairement obscurcies et parasitées. Les (très nombreux) albums suivants vont emprunter progressivement une voie différente, plus directe malgré son hermétisme, plus intense aussi, presque plus extatique. La musique prendra alors un tour plus abstrait, composé généralement de longues pièces au développement lent mais tendu, de strates étagées les unes au-dessus des autres et fluctuant imperceptiblement au long des disques et des performances. Ce sera le début d’une longue liste de collaborations en tous sens : avec John Duncan, Steven Stapleton, Z’ev, Willem de Ridder, puis plus tard avec Autechre, Colin Potter, David Tibet, Blixa Bargeld ou Jonsi Birgisson de Sigur Ros.

Parmi les moments importants de la carrière du Hafler trio se trouve ainsi sa collaboration avec Annie Sprinkle. Celle-ci, qui se définit comme prostituée/actrice porno devenue artiste/sexologue, a requis la complicité d’Andrew McKenzie pour une série de performances publiques intitulées « The Legend of the Sacred Prostitute » utilisant la musique du Hafler Trio. Sexuellement explicites, ces performances seront documentées sur l’album Masturbatorium, qui sera suivi quelque temps plus tard par l’album Fuck, son équivalent masculin. Une troisième partie encore inédite, devait venir constituer une trilogie, et mêler les deux. McKenzie accorde une place toute particulière à cette partie de sa carrière, tant au point de vue musical, qu’au point de vue thématique. Outre son implication personnelle, directe et physique, dans le projet, il considère que c’est dans celui-là qu’il a le plus approché un sujet crucial, un thème fondamental. Comme il le résume, « le sexe est la raison qui fait que nous sommes ici, tout ce qui vit et respire est le résultat du sexe ».

Outre cette trilogie (incomplète), cette période verra la publication de nombreuses sorties en séries, généralement des trilogies, nombre symbolique s’il en est. Ce sera le cas de la suite Kill The King / Mastery of Money / How To Reform Mankind, puis de quelques autres sur les labels Important, Die Stadt, Soleilmoon. Ce seront ainsi des séries basées sur le matériau d’origine comme la trilogie basée sur la voix de Jonsi Birgisson, ou des pièces marathon où l’œuvre déborde du format CD pour englober plusieurs disques, allant jusqu’à proposer deux triples disques pour le kilométrique How To Slice A Loaf Of Bread chez Phonometrography. Après un passage à vide entre 1998 et 2002, attribué à des raisons diverses jamais vérifiées – son exil en Islande, le temps que lui prenaient ses autres occupations professionnelles, etc. –, McKenzie fera ensuite un retour en force, publiant plusieurs albums par an, voire par mois. Ce retour sera en partie causé par une santé défaillante, et la nécessité pour lui de récolter suffisamment d’argent pour financer ses soins de santé. Il se lancera alors avec un enthousiasme renouvelé dans de nouvelles formes de performance, de nouveaux moyens de distribution, de nouvelles publications de textes et de disques, allant jusqu’à inonder le marché de ses productions. Mais c’est peut-être là encore une nouvelle manœuvre, un nouveau déguisement, une nouvelle comédie machiavélique.

Difficile à cerner autant pour son approche hermétique, ésotérique, que pour son excentricité, sa faconde baroque qui le fait disserter comme à bâtons rompus des motifs et des éléments qui sous-tendent (ou prétendent sous-tendre) chacune de ses réalisations, le Hafler Trio a exercé une influence indéniable sur une grande part de la scène expérimentale. À la fois génie et charlatan, chercheur opiniâtre et bonimenteur intrigant, Andrew McKenzie se positionne dans la droite lignée des grands inventeurs du XIXe siècle, opérant à la frontière entre la science et le paranormal, comme Nikola Tesla, à la fois concepteur de la radio et du courant alternatif, qui travaillait également à la création d’un « rayon de la mort » et à des recherches sur l’antimatière, ou comme son ennemi juré Thomas Edison, célèbre voleur de brevets, ou encore comme Franz Mesmer, découvreur du « magnétisme animal » et guérisseur mondain. Il est aussi à rapprocher de personnages comme Konstantin Raudive, parapsychologue ayant étudié les EVP ( electronic voice phenomena ), enregistrements en apparence anodins, dans lesquels des voix mystérieuses semblaient se manifester, attribuées à des communications d’outre-tombe, de l’« autre monde ». Son apport musical est également d’importance pour la relecture qu’il a faite des expériences classiques de musique concrète, traitant l’enregistrement comme matériau de base à détourner, à trafiquer pour en tirer des pièces sonores en « trompe-l’oreille » transformant la réalité la plus quelconque en paysage énigmatique, extra-ordinaire. Le Hafler Trio est avant tout à appréhender comme une démarche conceptuelle, liant musique, texte et contextualisation théorique, mais chacune de ses facettes sont suffisantes pour caractériser une œuvre incontournable.

(Benoit Deuxant)


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