ANTHOLOGIE

  • THE CONET PROJECT - RECORDINGS OF SHORTWAVE NUMBERS STATIONS (X 179R)

Les « stations à numéros » sont des énigmes du paysage radiophonique. Au hasard des ondes courtes on peut trouver ces stations, parfois sans indicatif, où des voix impersonnelles, monocordes, récitent d’énigmatiques séries de nombres ou de lettres, sans le moindre mot d’explication. Leur origine reste aujourd’hui encore inconnue, de même que leur fonction réelle. Ces programmes, émis en diverses langues, ont enflammé les imaginations et alimenté les rumeurs les plus folles. Il s’agirait de messages secrets à destination d’espions, de conversations codées entre trafiquants, de groupuscules nazis réfugiés au pôle Nord, de communications entre soucoupes volantes, etc. En 1997, le label Irdial a publié sous le titre The Conet Project 150 extraits de ces transmissions (soit 280 minutes sur quatre CD) compilés par Akin Fernandez, grand passionné par le mystère de ces numbers stations. Le livret qui accompagne les disques explore les principales pistes d’interprétation de ce phénomène étrange, tout en favorisant la thèse de l’espionnage. Il retrace les principales observations de stations à numéros signalées durant la guerre froide, jusqu’à celles qui émettent toujours aujourd’hui. Il se base entre autres sur les travaux de Simon Mason et son livre Secret Signals : the Euronumbers Mystery, ainsi que sur l’ouvrage de Langley Piece, Intercepting Numbers Stations. Et si d’aucuns pointent du doigt les curieuses antennes qui surmontent le toit de certaines ambassades, pas un gouvernement à ce jour n’a voulu admettre être à l’origine de ces émissions. L’anthologie présente quelques-unes des plus célèbres parmi ces stations ; certaines ont un nom, ou un surnom : Swedish Rhapsody, Lincolnshire Poacher, Bugle, d’autres sont simplement identifiées par la langue parlée.

Mais au-delà de l’énigme qu’ils représentent, ces enregistrements possèdent un curieux attrait esthétique, presque musical, qui depuis longtemps fascine les amateurs de phénomènes sonores étranges. Tout en confessant être séduit par les aventures d’espionnage qu’on ne peut s’empêcher d’imaginer derrière ces messages codés, Akin Fernandez voit avant tout dans le Conet Project un travail à cheval sur la musique et le document sonore. Il voit le crépitement des ondes courtes « comme une forme de musique, à laquelle les numéros récités ajoute un degré supplémentaire de beauté ». À sa sortie le Conet Project s’est inscrit dans un nouveau paradigme de la musique expérimentale, qui émergeait alors autour de labels comme Ash International, entre autres, et qui mettait en avant des objets sonores, de véritables ready-made, présentés à la fois pour leur qualités quasi musicales, et pour la charge émotionnelle qu’ils véhiculaient, ou le mystère qui les accompagnait. Ce label, filiale de Touch Records, a été cofondé par Mike Harding et Robin Rimbaud, plus connu sous le nom de scanner. Il n’est dès lors pas étonnant qu’il ait dès sa création témoigné d’un intérêt particulier pour les diverses manifestations de la voix humaine, non comme véhicule de sens, mais comme un artefact en soi, pour ses qualités sonores, et sa portée esthétique propre. Il en va ainsi des voix d’outre-tombe de Ghost Orchid, ou des documents divers qui parsèment la discographie du label [1]. Ces enregistrements ne sont pas des performances, des créations conscientes, mais bien des éléments du réel, extraits de leur contexte concret, ordinaire, par l’entremise technologique de l’enregistrement. Étirant le concept de field-recording à ces objets trouvés, qu’ils soient le fruit de l’activité humaine comme ici, du règne animal comme chez Chris Watson, ou bien encore celui de phénomènes météorologiques comme dans les travaux de Disinformation, les publications de Ash International, tout comme le Conet Project, explorent cette zone floue des pratiques musicales contemporaines, qui se situe en marge d’une recherche esthétique purement sonore, et additionne aux caractéristiques acoustiques particulières d’un enregistrement la valeur ajoutée d’une charge émotionnelle qui en renforce l’aura. À l’instar d’un cabinet de curiosités, elles associent recherche scientifique, voyeurisme et fétichisme. Elles placent l’objet sonore trouvé, ready-made aux connotations à la fois émotives et technologiques, sur un pied d’égalité avec des compositions musicales « intentionnelles ». Elle réclame une attitude qui se situe entre l’acceptation d’une décision autoritaire de l’artiste (comme dans le ready-made traditionnel où selon la définition de Marcel Duchamp, l’objet usuel est « promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste »), et la contemplation spontanée de la nature et de ses caprices (comme dans le field-recording, où a longtemps prévalu une notion d’objectivité). La beauté est ici non dans l’œil, mais dans les oreilles du spectateur. Il subsiste toutefois une négociation entre son sens esthétique et un cadre culturel programmatique qui explique la capacité qu’ont ces ready-made de charmer, de fasciner, d’ensorceler, et les nombreux mystères irrésolus qui entourent les numbers stations en font un phénomène sonore captivant, qui aiguillonne de manière irrésistible la curiosité et l’imaginaire du spectateur.

Benoît Deuxant

[1] Ainsi des enregistrements comme les mémoires de Lem Tuggle, détenu américain qui réussit à faire sortir du couloir de la mort le récit de sa vie, édité plus tard par Ash International, sont plus qu’un spoken word, c’est un témoignage qui n’aurait à cette époque jamais été publié ailleurs, de même que Runaway Train, qui reproduit les communications entre un conducteur de train, qui a perdu le contrôle de sa locomotive, et le central de supervision qui ne peut plus rien faire pour l’empêcher de s’écraser.


(1997) MEDIAQUEST

Îlots: Témoins (également relié aux ilots Bruit, Utopie )

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