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Silence

On a observé dans l’art moderne une fascination pour les formes minimales et la réduction du pathos. Jusqu’à placer, parfois, le support vierge en lieu et place de l’œuvre d’art ou jouer sur son absence. L’art conceptuel et les installations proposent des dispositifs où s’immerger dans le processus créatif, des agencements relationnels qui questionnent la pertinence sociologique de l’art. La pratique de l’amateur d’art ne se limite plus à la contemplation de beaux objets esthétiques. Dans une société de consommation saturée d’objets et de loisirs, d’excitants des sens qui égarent la notion de temps et, pour certains, égarent les finalités de la vie, une partie de la production artistique va ouvrir de nouvelles voies vers le vide et le dépouillement. Les musiciens ne sont pas en reste dont beaucoup vont raconter le silence. Le silence n’est pas le contraire de la musique, il est dans la musique, il en est un élément constitutif. Ces musiciens en quête de minimalisme vont « fatiguer » la matière musicale pour rendre apparente cette trame silencieuse. Ils cultivent les formes épurées et la raréfaction des sons, la respiration se ralentit (la pratique du silence a forcément à voir avec le temps). La musique devient poreuse, fluette, discrète, et, lors de l’audition, elle accepte l’intrusion des sons ambiants, les bruits extérieurs. La séparation entre bruits et musiques s’assouplit.

Électronique ou acoustique, de soliste ou d’ensemble, cette recherche musicale polymorphe s’installe aux frontières du néant. Jusqu’à l’impact puissant, dans toute la musique savante du XXe siècle, d’un authentique « blanc » composé, assumé : « 4’ 33’’ » de John Cage. À partir de ce geste libérateur et fondateur, les narrations sonores du silence vont se multiplier, se diversifier, se ramifier. Musiques imperceptibles, notes parcimonieuses de guitare, petits modules pincés perdus dans l’espace, filets électroniques vacillants, nuages de parasites disséminés dans les ondes obscures, chuintements aléatoires, mini-mantras rythmiques chuchotés aux confins de l’insondable. D’autres vont jouer sur les contrastes : orchestrer des déluges sonores chaotiques ou robotiques interrompus sèchement par le rien, le mutisme, la mort. Les musiques du silence sont inséparables de celles exacerbant le bruit. Alors que le silence est considéré comme un degré zéro indifférencié et neutre, la richesse des expériences du silence dans ces musiques modernes révèle qu’il n’y a pas deux silences identiques et élargit le champ de l’expérience auditive. Chaque silence se caractérise par un grain, une profondeur, une dynamique, des suspens, des reliefs, des couleurs. Chaque musicien, chaque compositeur a probablement, dans la tête, un « silence » bien à lui qu’il cherche à restituer dans son étrangeté. Les silences sont singuliers et source de singularités.