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TACET III - From Soundspace

TACET est une revue de recherche dédiée aux musiques expérimentales. À parution annuelle et bilingue (français et anglais), elle a pour ambition de créer un espace de réflexion interdisciplinaire et international sur ces musiques, comprises dans leur diversité esthétique : de la noise à l’improvisation, en passant par l’électroacoustique, l’électronique, les musiques minimalistes, silencieuses, indéterminées, conceptuelles, la poésie sonore, le free jazz, les field recordings, l’art sonore, etc. Précisons cependant que l’expérimentation ne saurait appartenir à un ensemble particulier de musiques, mais dépend de la démarche artistique qui conduit la pratique.

TACET compte ainsi, à l’endroit des musiques expérimentales, contribuer au renouvellement de la recherche théorique en confrontant et croisant des discours de musiciens, des études issues de l’esthétique et de la philosophie de l’art, du renouveau critique en musicologie, des cultural studies et des gender studies, de la pensée politique, des sciences sociales, ou encore de la géographie.

www.tacet.eu


Dans leur ouvrage sur la philosophie du son, Roberto Casati et Jérôme Dokic posent la question suivante en guise de préambule à un chapitre sur les rapports entre son et espace : « se pourrait-il que l’espace ne soit qu’un espace sonore ? » Ce numéro de TACET souhaite repartir de cette hypothèse en enquêtant sur les pratiques sonores d’hier et d’aujourd’hui, issues aussi bien du champ des musiques expérimentales que de l’art sonore, qui mobilisent, investissent et dès lors problématisent l’espace, mais aussi conjointement en interrogeant les transformations sociétales actuelles du paysage sonore qui infusent, comme autant d’objets nouveaux d’investigation, la création contemporaine.

La question de l’espace est historiquement au coeur des pratiques de l’installation sonore, voire constitue le levier critique qui amorce l’avènement du Sound Art. Ainsi, Max Neuhaus, à qui l’on doit notamment cette expression, entame à la fin des années 1960 une série de travaux où l’écoute de l’environnement glisse rapidement vers des créations sonores sur site. C’est à la même époque qu’Alvin Lucier réalise ses premières oeuvres réfléchissant sur la propagation du son dans l’espace et que David Tudor congédie l’inscription temporelle du concert en façonnant des dispositifs électroacoustiques autonomes ayant valeur d’écosystèmes sonores. Si ces oeuvres s’inscrivent dans la longue histoire de la tradition expérimentale nourrie d’une écoute attentive du paysage sonore des sociétés industrielles, et émergent à la suite de nombreuses recherches sur la spatialisation des sons et l’immersion de l’écoute, elles n’en représentent pas moins un « tournant spatial » dans les pratiques sonores expérimentales.

Parallèlement et dans le sillage des enquêtes ethnomusicologiques, l’apparition des magnétophones portatifs permet aux musiciens de sortir les micros du huis clos du studio et de poser la pratique compositionnelle comme écoute du monde (field recording en milieux naturel, urbain et industriel), tandis que de multiples inventions technologiques renouvellent la boîte à outils de la création musicale par l’usage de nouveaux espaces résonnants (écho, reverb, etc.). L’espace n’est jamais un milieu neutre au sein duquel se propagent les sons : il agit sur leur couleur, leur durée, tout comme la position spatiale de l’auditeur/spectateur influence sa perception. Le même son produit dans différents espaces n’aura pas la même forme et pourra laisser entendre différents « contenus » selon les lieux où il est diffusé. Mais les sons ne dépendent pas simplement de l’espace où ils s’étendent, ils produisent également de l’espace, voire le délimitent dans leur organisation propre et leur répétition. Le son fabrique du territoire, mais aussi en complexifie et en réagence la construction à travers des jeux d’imbrication et de projection sonore.
Aujourd’hui, les recherches sur les espaces sonores n’ont rien perdu de leur dynamique et se retrouvent dans une diversité de pratiques, mais s’accompagnent également de questionnements liés à l’évolution récente des environnements sonores et à l’évidence de la sonorisation continue d’un quotidien lui-même pris dans la dialectique du local et du global. Les réflexions entamées par les musiciens et artistes s’avèrent en outre poursuivre, sinon quelquefois anticiper, des questions que l’on retrouve en architecture et en urbanisme, et qui émaillent les recherches en sound studies. Si la plupart des premiers travaux artistiques sur la spatialité du son se sont concentrés sur les seules propriétés acoustiques du son, les expérimentations esthétiques sur l’espace sonore se sont rapidement intéressées, dès l’art conceptuel et l’investigation de terrain, à ses dimensions sociale, politique, institutionnelle et écologique, soulignant combien les « frontières » sonores d’un espace peuvent témoigner et recouper d’autres frontières, aussi bien culturelles et sociales, que raciales ou de genre : l’espace sonore serait également un espace politique.

Ce prochain numéro de TACET souhaite aborder ces différents points dans une perspective interdisciplinaire et entend réunir un ensemble d’études (transversales, générales ou reposant sur l’analyse de cas particuliers) interrogeant l’espace sonore à travers les multiples problématiques qui le constituent et tentent de le définir. Parmi ces axes, citons : les stratégies à l’oeuvre dans les pratiques contextuelles, la dimension sonore de l’architecture, l’espace scénique et la scénographie des expositions d’art sonore, la typologie des espaces sonores, l’art in situ et les pratiques de site engagé, les lieux de l’écoute et la perception sonore de l’espace, l’usage du son dans la critique institutionnelle, les installations sonores dans l’espace public ou encore l’histoire de la spatialisation.


La propagation du son dans l’espace, Un point de vue (1979) (Alvin Lucier)

La tradition musicale occidentale est historiquement liée à une représentation bidimensionnelle du son. Or la musique est une affaire d’ondes qui se propagent et se réfléchissent dans un espace donné, par ailleurs jamais neutre. Dans ce texte écrit en 1979, le compositeur américain Alvin Lucier revient sur certaines de ses premières pièces où s’élabore une pensée musicale attentive aux caractéristiques acoustiques des sons et soucieuse de leur inscription spatiale. Ce travail pionnier et résolument expérimental sur la troisième dimension du son marquera des générations de musiciens.


Au-delà des murs, Exploration du sensoriel dans les situations de Michael Asher (Kirsi Peltomäki)

Dans deux œuvres sans titres réalisées en 1969, Michael Asher modifiait l’espace inhérent au musée en apportant des ajustements à ses propriétés sensorielles. Trois modes de perception sensorielle y entraient en jeu : le tactile, le visuel et l’auditif. Majoritairement décrites à l’époque comme des environnements expérientiels dans lesquels on préparait le visiteur du musée à éprouver un certain degré d’isolation sensorielle, les analyses de leur réception mirent l’accent sur l’immersion du visiteur dans la situation, sur l’atténuation des frontières entre le soi et l’environnement, et sur la négation de la spécificité du sujet social. Dans cet essai, je prends en considération ces descriptions d’expériences sensorielles, ainsi que des scénarios alternatifs de réception impliquant des trajectoires différenciées ou temporalisées à travers les situations d’Asher, ou encore des comparaisons avec des structures théâtrales et des modes de performance selon lesquels le comportement du visiteur du musée, dans les situations d’Asher, traçait délibérément la frontière entre le soi » et l’environnement. Dans ces scénarios de réception, la position du visiteur se constituait en réponse à la situation crée par l’artiste, intimement liée au monde sensoriel — et hautement social — qui s’étendait au-delà des murs d’Asher.


Projection acoustique et politique du son (Seth Cluett)

Cet article porte sur le haut-parleur et d’autres formes de projection acoustique, afin de montrer le rôle que joue le son dans le discours que tient le pouvoir dans l’espace public. L’idée principale est que le pouvoir peut manipuler, surveiller et contrôler précisément grâce à la transparence des effets acoustiques à l’œuvre dans la société. À travers une étude du rôle joué par le son dans le panoptique de Bentham et de l’usage du haut-parleur dans les systèmes de sonorisation publique, l’article cherche à montrer que le rôle social joué par le son est comparativement peu discuté. Ce texte examine aussi la façon dont le langage décrit et exprime les relations de pouvoir quand le son est considéré comme distinct de la vue. Enfin, l’article analyse l’amplification comme une forme de transmission de la voix et en dégage les implications politiques dans les systèmes de sonorisation publique.


Espace, temps et geste. L’expression gestuelle, l’esthétique sensuelle et la crise des paradigmes contemporains de l’espace (Jeffrey Mansfield)

Comme Siegfried Giedion le remarquait dans Espace, temps, architecture, la compréhension de l’espace comme catégorie expérimentée dans le temps — directement issue de l’époque de la seconde révolution industrielle — est devenue le sceau de notre modernité. Ces dernières années, les mesures newtoniennes qui caractérisent ce lien se sont multipliées, les indices tels que le nombre de transactions par minute, de megabytes par seconde, ou de réverbérations par milliseconde sont devenus des notions communes de la vie d’aujourd’hui. De telles vitesses et de telles échelles exigent un flux incessant de gratifications instantanées. On attend de chaque action une réaction, de chaque parole une signification. Peut en découler une forme d’abrutissement : une telle profusion d’informations semblant effacer le peu de place dont nous disposons pour sentir le monde par nous-mêmes. Ainsi conditionnée à « connaître sa place », la société a été complice de ce procédé en perpétuant les conditions de sa propre reproduction — chaque corps ayant sa propre place dans l’espace-temps.

À l’opposé de ces tendances, les interférences gestuelles de la langue des signes (visuelles) et de la musique (auditives) perturbent l’espace enrégimenté et la temporalité bien réglée du langage et de la société, de cet excès temporel et spatial qui la caractérise. Par son absence de sens fixe, le geste repousse sans cesse à plus tard l’épanouissement de notre envie de sens. Il la remplace par la pulsion désirante, celle qui recèle en puissance ce que Jacques Lacan considère comme une forme symptomatique de communication, pour laquelle le sens est en permanence tout juste hors de portée – le sinthome. Refusant à l’auditeur l’accès à une signification plus profonde tout en ayant une puissante résonance sensuelle, l’outrance gestuelle de la langue des signes et de la musique mettent en échec les préconceptions hégémoniques du langage, du son, de l’espace et des sens. Résistant à la topologie discrète, le tournant gestuel nous invite à nous lier et à vivre avec l’espace et le temps à notre manière, restituant par là à l’espace contemporain sa plénitude symptomatique.


Écoute urbaine et production de l’espace : réflexions sur le festival Tuned City Bruxelles (Michael Gallagher)

Cet article traite de l’édition 2013 de Tuned City, un festival d’arts sonores consacré aux rapports entre espace urbain et son. Prenant ce festival pour exemple des pratiques environnementales actuelles des arts sonores, j’analyse ses fonctions sociales et spatiales. Mon récit est tiré de narrations auto ethnographiques, d’une composition sonore environnementale et de photographies documentaires, toutes produites dans le cadre de Tuned City, à partir de mon expérience comme membre du public. Je les théorise à l’aide des concepts d’Henri Lefebvre de production de l’espace et de rythmanalyse, ainsi qu’une conception foucaldienne de l’écoute comme pouvoir. Je défends l’idée que l’une des fonctions primordiales de ce festival est de sortir les pratiques d’écoute attentive des lieux conventionnels d’écoute musicale pour les déployer dans l’espace urbain, ce qui a pour effet de proposer des formes ludiques d’expérience sensorielle, qui pénètrent et reconfigurent de façon temporaire des espaces plus durables. Toutefois, isolées, ces pratiques peuvent sur-esthétiser les espaces urbains, passer sous silence leurs injustices — un problème familier dans le champ de l’art public urbain. Tuned City affronte ce problème en créant un espace ouvert à un discours critique évoluant parallèlement à la pratique de l’art sonore, générant un dialogue avec d’autres disciplines telles que l’architecture et les études urbaines, et démultipliant ainsi les strates de l’espace urbain.


Spatialité et art public. Quelques réflexions sur le son et l’espace urbain (Maria Andueza Olmedo)

Cette contribution s’intéresse à un problème de définition souvent débattu de nos jours dans le champ de l’art sonore, qu’elle déplace vers le champ de l’art sonore public : quel est le rôle de ce dernier dans l’art contemporain ? Valider cette expression, qui renvoie à un ensemble d’œuvres créées avec du son dans l’espace public, l’enrichit-il ? Nous répondrons à ces questions à l’aide du concept de spatialité utilisé par Edward Soja, qui est au cœur de la création sonore, pour décrire des espaces socialement produits. Cet article offre également un compte-rendu de l’exposition/ manifestation Augmented Spatiality, qui eut lieu à Stockholm en août 2013, et élaborée autour de ces thèmes.


The Box Gets in Your Head: clarté et psychoacoustique (Arthur Stidfole)

Nous entendons la musique et l’art sonore au sein d’espaces acoustiques. Ces espaces, et la manière dont ils sont utilisés par les artistes, ont une influence décisive sur l’expérience du public. La recherche actuelle en neurologie sur l’ouïe et la compréhension offre de nouvelles pistes quant à la façon dont le cerveau cherche la clarté au sein de son environnement. Aider à établir une plus grande clarté permet ainsi d’améliorer l’expérience esthétique des auditeurs.


Home: handover (Éric La Casa & Jean-Luc Guionnet)

En 2010, nous, Éric La Casa et Jean-Luc Guionnet, sommes invités au festival Uninstal, à Glasgow, afin de participer à une réflexion sur les rapports de l’art avec une société donnée, et d’œuvrer à la mise en forme de ce questionnement. Nous décidons de réactiver notre projet Maison (amorcé en 2001), et de créer une série d’enregistrements avec des habitants de Glasgow dans leur espace privé. À partir de règles prédéfinies, dont le plan séquence comme méthode de tournage, les cinq personnes qui acceptent notre expérimentation à domicile, deviennent les acteurs d’un récit de leur quotidien. À cette occasion, de la recherche de la résonance propre d’un espace, qui a toujours motivé notre collaboration, nous dérivons vers un élargissement du domaine et cherchons également à réinterroger les dimensions vernaculaires du quotidien, en prenant la musique et la voix comme catalyseur du milieu de vie – une façon de prendre résonance dans tous les sens du terme. Nous présentons ici cette composition sous la forme d’une partition possiblement réinterprétable par d’autres, en d’autres lieux, en d’autres contextes, estimant aussi que les enjeux de notre travail se présenteront plus directement au fil de ce processus là qu’à celui d’une description relevant d’un point de vue extérieur.


Des installations site-specific (Christina Kubisch)

Site-specific ne signifie plus aujourd’hui la même chose qu’il y a encore une dizaine d’années. Les espaces numériques se substituent de plus en plus à l’expérience d’un « vrai » espace, un espace où le visiteur doit se rendre physiquement, où il doit passer du temps, se déplacer, écouter et percevoir les changements produits par la résonance de l’architecture qui l’entoure, l’atmosphère du bâtiment et son histoire, éprouver les différentes sensations selon les moments du jour ou de la nuit, et, si cela se passe en extérieur, selon les conditions climatiques et la luminosité. Les installations sonores site-specific peuvent avoir leur place sur le web, mais la réception y est très différente de leur présence dans un espace physique.

La série Consecutio Temporum, un cycle continu d’installations pour des lieux particuliers ayant été les témoins de bouleversement historiques, a débuté en 1993. Dans cet article, deux de ces œuvres (Consecutio Temporum II, 1994, Berlin et Licht-Himmel, 2005, Oberhausen) sont présentées en détail. Le choix d’un lieu, la recherche préalable au travail, les procédures artistiques et techniques, et bien sûr les résultats seront examinés et étudiés. Le rôle du public, qui peut prendre part à l’expérience de manière active par son mouvement individuel et son approche de l’écoute, sera également abordé.

Les installations sonores site-specific peuvent nous faire prendre conscience de la relation entre le son et l’espace, entre nous-mêmes et notre environnement, et de notre présence physique lorsque nous écoutons. Ce type de relation à l’espace et au son peut ouvrir et enrichir l’expérience que nous avons de notre environnement.


À découvrir également dans ce numéro :

Maryanne Amacher, “City Links; Adjacencies” (sélection d’archives)
Paul Panhuysen, “Galaxie sonore”
Yvan Étienne, Brice Jeannin & Matthieu Saladin, “Sound Space Timeline”
Douglas Kahn, “Sound Art, art, musique”
Emmanuel Holterbach, “Microphonie, paysages et trompe-l’oreille”
Christian Wolff, “Les musiques expérimentales suggèrent la possibilité du changement”
Paul Hegarty, “sur Sound in Z, de Andrey Smirnov”
Ivana Miladinovic Prica, “sur Ashgate Research Experimenal Music Companion, de James Saunders”
Tom Mays, sur “De la musique au son. L’émergence du son dans la musique des XXe–XXIe siècles”, de Makis Solomos


Découvrez également l’ilot ESPACE de l’Archipel.

Une introduction…

Bomonstre – Ô Saisons Ô Trombones
John Butcher – Resonant Spaces
Eric Thielemans – A snare is a bell
Ingar Zach – Percussion Music
Stuart Dempster – Underground Overlays from the Cistern Chapel
Rolf Julius – Music for Distance
Toshiya Tsunoda – The Air Vibration
Dariusz Kowalski – Optical Vacuum

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