parcours

FLUXUS

En 1963, dans l’avant-propos de A Year from Monday, John Cage s’exprime au sujet des groupes artistiques qu’il juge proches de son travail ou dont l’orientation semble héritée de ses avancées esthétiques. L’accent est mis sur l’aspect international de ces groupes, dont Fluxus est sans doute le plus représentatif, ainsi que sur la synergie à l’œuvre entre ceux-ci. La volonté de coopération entre des arts ou médiums distincts, et l’intérêt toujours plus vif pour la performativité se révèlent être des dénominateurs communs. « Je dirai donc que Fluxus a commencé l’art de la ‘‘performance’’, un théâtre sans texte mais qui pouvait comporter du texte ou d’autres choses aussi bien. Il y a un rapport profond entre Fluxus et Antonin Artaud, non ? On ne le dit pas assez » .

La proximité entre Cage et Fluxus s’explique bien entendu par une revalorisation historiquement légitime de l’esprit dada (et celui de Duchamp en particulier), mais aussi et surtout par l’importance accordée au fait musical. Cette filiation esthétique s’explique en partie par le cours de composition de musique expérimentale que Cage donna de 1956 à 1960 à la New York School for Social Research. L’événement sans titre du Black Mountain College devint vite un sujet de discussion entre le compositeur et les élèves de cette petite classe regroupant peintres et cinéastes, musiciens et poètes, parmi lesquels Alan Kaprow, Jackson MacLow, George Brecht, Al Hansen et Dick Higgins, mais aussi George Segal, Larry Poons et Jim Dine, amis des précédents. Chacun put s’imprégner des notions de hasard et d’action non-intentionnelles, autrement dit du refus du déterminisme qui caractérisait l’oeuvre de Cage, lequel professait un esprit d’acceptation (une écologie sonore invitant à se délecter de l’imprévisibilité et de l’indéterminé, en faisant taire l’égo, plutôt que de vouloir à tout prix composer et contrôler les sons) plutôt qu’un esprit de contrôle.“La musique telle que je la conçois est écologique, affirmait-il. On pourrait aller plus loin et dire : elle EST écologie. Il faut faire du monde entier une musique… Une musique qui permette d’habiter le monde”.

Dès la fin des années 1950, hasard et interprétation ouverte guident les happenings de Alan Kaprow, les œuvres théâtrales de Dick Higgins et Jackson Mac Low, tandis que George Brecht, Bob Watts, Al Hansen, George Maciunas, Yoko Ono, La Monte Young, Alison Knowles et Richard Maxfield présentent des performances très diversifiées en divers endroits de New York (Café à Gogo, Epitome Café de Larry Poons, loft de Yoko Ono, galerie A/G, etc.). Cette synergie et ce foisonnement d’activités témoignent de l’apparition d’une nouvelle génération d’artistes animée d’un désir profond et global de renouvellement.

Georges Maciunas se dégage rapidement du paysage de la néo-avant-garde . Artiste et graphiste né à Kaunas (Lituanie) en 1931 d’un père lituanien et d’une mère russe, Yurgis Maciunas arrive à New York en 1947. De 1949 à 1952 il suit des cours d’art, d’arts graphiques et d’architecture à la Cooper Union School of Art, New York, étudie ensuite, de 1952 à 1955, la musicologie et l’architecture au Carnegie Institute of Technology, Pittsburgh, et l’histoire de l’art et l’ethnographie à l’Institute of Fine Arts, New York University, entre 1955 et 1959. En 1959-1960, il fréquente le cours de Richard Maxfield à la New School for Social Research, où il rencontre La Monte Young. Celui-ci ne tarde pas à l’introduire dans les milieux de l’avant-garde où il fait la connaissance de George Brecht, Dick Higgins, Allan Kaprow, Yoko Ono et d’autres. Cette jeune artiste japonaise dont l’époux, le compositeur Toshi Ichiyanagi, a suivi l’enseignement de Cage, ouvre rapidement son atelier à La Monte Young qui y organise, de décembre 1960 à juin 1961, des performances poétiques ou musicales novatrices : Terry Jennings, Toshi Ichiyanagi, Henry Flynt, Joseph Byrd, Jackson Mac Low, Richard Maxfield, La Monte Young, Simone Forti et Robert Morris. Au contact de ces artistes, Georges Maciunas, qui à la fin du printemps 1960 ouvrait avec Almius Salcius la galerie AG sur Madison Avenue, alors concentrée sur la promotion de la peinture moderne, décide d’ouvrir son lieu à ce type d’événements. Dès le printemps 1961, il y organise des performances et projette des films sur les travaux de John Cage, Yoko Ono, Henry Flynt ou Dick Higgins. Graphiste, il met son savoir faire au service de la promotion ; c’est ainsi qu’apparaît pour la première fois, sur l’un des programmes, la mention de « Fluxus », annonçant une revue à venir.

Entre mars et juillet 1961, il met en place le programme de concerts Musica Antiqua et Nova et commence à travailler sur la maquette d’_An Anthology_, un projet initié par La Monte Young sous l’impulsion d’une revue californienne de poésie, Béatitude, consacrée à la jeune scène new-yorkaise. Le projet n’ayant pas abouti, Maciunas prend le relais en le finalisant avec le matériel dont il dispose dans son atelier. An Anthology paraîtra finalement en 1963 en tant qu’espace d’expression pour la jeune garde présentée à l’atelier de Yoko Ono et à la galerie AG, tout en établissant un lien avec certains artistes résidant en Europe, dont Claus Bremer, Emmett Willimas, Nam June Paik et Dieter Roth. Révélateur, le sous-titre rend compte de la multitude des propositions artistiques présentées : « Chance Operations, Concept Art, Anti-Art, Indeterminacy, Improvisations, Meaningless Work, Natural Disasters, Plans of Actions, Stories, Diagrams, Music, Poetry, Essays, Dance Compositions and Mathematical Composition ». Certains termes de l’intitulé rappellent l’origine avouée de ces pratiques émergentes (les opérations de hasard, l’indétermination et l’anti-art d’obédience dadaïste), tandis que d’autres annoncent le développement ultérieur de tendances spécifiques (le concept art, notamment).

La galerie AG devant fermer pour des raisons financières, Maciunas écrit en Europe à Silvano Bussoti, Hans G. Helms et Nam June Paik qui, seul, lui répond. En novembre 1961, il part en à Wiesbaden, en Allemagne, et travaille comme graphiste à The Stars and Stripes, la revue de l’armée américaine. Pendant cette période, il côtoie les plus grands artistes d’avant-garde d’Allemagne et de France. Wiesbaden est un point névralgique situé à proximité de Darmstadt et de Cologne , où la musique s’expérimente et s’innove. C’est au contact de ces expériences musicales que Nam June Paik, jeune compositeur d’origine coréenne installé en Allemagne depuis 1956, regrette les limites de l’exploration purement technologique de la musique (« La musique électronique était très bien, mais elle n’apportait pas de… catharsis » ). Le passage de John Cage à Darmstadt en 1958 marquera profondément Paik qui rendra un Hommage au compositeur l’année suivante au cours duquel il donna à entendre simultanément trois magnétophones diffusant de la musique électronique, des radios, une moto, tandis qu’il brisait une vitre de verre et renversait un piano. Cette « musique-action » comme il la qualifie – une musique qui, au-delà de son aspect purement formel, s’ouvre à la vie en intégrant objets et actions –, se développe durant les années suivantes, en parallèle au foisonnement des activités new-yorkaises. Benjamin Patterson, Emmet Williams ou Wolf Vostell jouèrent à ce titre un rôle décisif dans la promotion de ces idées en contribuant au développement de cet art nouveau qui intéresse tout particulièrement Maciunas. La revue « Fluxus » apparaît alors, pour l’artiste, comme le moyen de fédérer les acteurs de cette scène artistique émergente.

En septembre 1962, Maciunas organise le premier concert Fluxus, le Fluxus Internationale Festspiele neuester Musik, à Wiesbaden, qui marque les véritables débuts du mouvement. Le festival consiste en quatorze concerts qui ont lieu en fin de semaine dans la salle du musée municipal de la ville. Dick Higgins remarque que « les concerts créèrent un grand scandale et beaucoup d’intérêt sérieux, et ainsi à l’automne 1962, Fluxus devient FLUXUS, et la presse décida de nous appeler ‘‘Fluxus-Leute’’ (le groupe Fluxus) » . Un commentaire sur l’une des affiches témoigne du choc que représenta le spectacle : « Les fous sont lâchés ». Si une majorité d’œuvres restaient relativement classiques dans leur forme, d’autres, par leur caractère extra-musical, s’avéraient innovantes : Dick Higgins se fait raser la tête par sa compagne, Alison Knowles, George Brecht verse de l’eau dans une cruche depuis le sommet d’une échelle, un piano est détruit graduellement chaque soir que dure le festival. Ce geste est celui qui marquera le plus profondément les consciences, heurtant la société bien rangée des années 1960. Il est toutefois à préciser que le démantèlement de ce piano n’était pas directement associé à une volonté nihiliste de détruire symboliquement la culture musicale ici martyrisée , cette action consistant en l’interprétation – sadique, jouissive et exutoire, sans aucun doute – d’une œuvre du compositeur Philip Corner, Piano Activities (bien que la partition ne prescrive rien d’aussi extrême) – d’autant qu’elle fut dans le même temps une manière de se débarrasser d’un piano désaccordé et encombrant (« sinon nous aurions du payer des déménageurs », écrit Maciunas dans une lettre à La Monte Young ; Maciunas s’explique : « Nous avions à nous en débarrasser. Il était usé et un piano est difficile à transporter. Ainsi, vous voyez que la composition était belle dans son utilité » ). Relativisant la notion de bruit musical, Ben Patterson a justifié l’une de ses compositions en ces termes : « Bien sur que c’est de la musique. C’est joué sur un instrument de musique, ça a lieu dans une salle de concerts, et je suis un compositeur et un musicien expérimenté » . Cette affirmation, légitimant une position et une intention proprement artistiques, ne cadre pas encore tout à fait avec le dessein global du regroupement tel qu’il sera développé plus tard (sans pour autant croire en une visée unique partagée par l’ensemble de ses participants). Cependant, cet événement révèle le berceau réel des activités de Fluxus, qui prend alors la forme d’un groupe aux contours imprécis (« nous restions des nuits à discuter et débattre de ce qu’était Fluxus, de ce que nous avions en commun et de ce qui nous différenciait » ) dont la gestation s’opère depuis le champ musical.

De nombreux concerts se succéderont ensuite (Copenhague, Amsterdam, Stockholm, Düsseldorf, Londres, etc. – Maciunas avait imaginé un très ambitieux programme de concerts, projetant de se rendre en Europe de l’Est, en URSS et jusqu’à Tokyo), sous le sceau de la spontanéité et de l’autogestion , et le nombre de participants à l’aventure du regroupement s’accroît : Daniel Spoerri, Arthur Koepcke, Gustav Metzger, Robin Page, mais aussi Jean-Jacques Lebel, qui organise en décembre 1962 le Paris-Fluxus Festival, Joseph Beuys, organisateur en 1963 du Festum Floxurum Flexus à la Kunstakademie de Düsseldorf (où il enseigne), Ben, l’agitateur de l’école de Nice et organisateur du Fluxus Festival of Total Art la même année à Nice, et Robert Filiou qui, après dix années d’économie politique, s’adonne à la dérive, à la poésie et au théâtre.

Si ces festivals cristallisent la naissance du groupe, entre l’Allemagne, d’une part, et New York, d’autre part, son origine est à trouver dans l’influence et l’impact qu’ont exercés les avancées esthétiques de Cage sur la jeune génération d’artistes de la fin des années 1950. La New School for Social Research où enseignait Cage fut le lieu de rencontres décisives. Dick Higgins, Jackson Mac Low, Georges Brecht, Alan Kaprow, Robert Watts, parmi d’autres, réfléchissaient à l’élaboration de formes artistiques nouvelles. Kaprow s’est illustré dans ce domaine, vite rejoint par d’autres. Son projet, qui transparait dans les volontés de chacun – en atteste la rédaction collective du Project in Multiples Dimensions (1958) –, a pour noyau le rapprochement de l’art et de la vie et l’ouverture au monde environnant.

L’époque est aussi celle du retour de Dada. Motherwell publie un recueil sur les peintres et poètes dadaïstes (1952), l’influence de Cage relève d’une fascination pour la pensée duchampienne, la rétrospective Dada : Dokumente einer Bewegung est présentée à la Kunsthalle de Düsseldorf en 1958, l’expression « néo-dada » est utilisée par la critique américaine dans Artnews dès 1958 pour qualifier les collages et assemblages de Jasper Johns et de Robert Rauschenberg, et est revendiquée en 1960 par des artistes nippons (the Neo-Dada Organizers), en pleine connaissance de cause – en référence au Dada historique, européen, ainsi qu’à sa résurgence américaine. L’expression refera surface en 1962, en Allemagne, sous l’impulsion de George Maciunas, lors d’un concert « Après John Cage » et dans le texte « Neo Dada en Musique, Théâtre, Poésie, Art ». Ce néodadaïsme remet en cause les certitudes modernistes, « tout en portant le projet moderne à son paroxysme » – c’est un moment ultime où, selon les termes de Harold Rosenberg, l’art se dé-définit et se dés-esthétise, en ce qu’il perd de ses composantes esthétiques de plaisir et de beauté.

Il faut aussi compter sur une ouverture toujours plus forte des formes artistiques à la science et à la technique, favorisée par l’omniprésence de la technologie moderne dans l’environnement quotidien. Celui-ci s’avère par ailleurs constituer un nouveau terrain d’étude et d’investigation avec la sociologie, renouvelant les manières de penser la pratique artistique : rapprochement de la science et de l’art, abandon de la suprématie du « moi », interrelation de l’individu avec la société, etc.

La filiation esthétique du pragmatisme musical de Cage vers ces nouvelles formes de performance apparait nettement à la lecture des œuvres, à l’articulation des décennies 1950 et 1960, des artistes qui prendront part au regroupement. Cette gestation fondamentalement « musicale » de Fluxus – dans un sens élargi, celui du « fait musical » – transparaît en effet dans les premières préoccupations et attitudes de certains de ses plus influents participants . En 1959 déjà, lors de son passage par la New School, Dick Higgins conçoit Winter Carol, qui fait écho à 4’33’’. Les interprètes doivent déterminer eux-mêmes une durée à partir de laquelle ils doivent écouter les flocons de neige tombant sur le sol. Une telle pièce renforce le rapport entre interprètes et spectateurs, dans une perspective proche de celle de Duchamp et de Cage.

Quant à la première exposition de George Brecht à la galerie Reuben, en 1959, elle fait suite à ses investigations musicales. Suivant la classe de musique expérimentale de John Cage en 1958 et 1959, l’artiste oriente ses recherches vers la composition musicale à la durée déterminée par le hasard. La nécessité de dépasser ce stade de la composition se fait néanmoins vite ressentir. « J’étais peu à peu insatisfait de l’accent donné aux qualités sonores d’une situation, si bien qu’à l’automne 1959, je décidai d’appeler l’exposition (…) de mes travaux plus axés sur les objets, Toward Events. Le mot ‘événement’ me semblait plus adéquat qu’un autre pour définir l’expérience totale et multi-sensorielle qui m’intéressait » . Son premier « event » date du printemps 1960 : « Je me tenais debout dans la forêt d’East Brunswick, dans le New Jersey, où je vivais à l’époque, j’attendais le retour de ma femme à la maison, debout derrière mon vieux break anglais Ford, le moteur tournant et le clignotant gauche en action, il me vint à l’esprit que cette situation pouvait être le point de départ d’un véritable événement [event] » . La « partition » de cet event (dédié à Cage) le décrit comme tel : « Motor Vehicle Sundown (To John Cage) » – 1960 – pour coucher de soleil et véhicule motorisé. Des voitures sont rassemblées au crépuscule, les conducteurs doivent agir selon les instructions données par un jeu de cartes. Chaque exécutant reçoit 22 cartes d’un jeu qui en comporte 44. Le silence est demandé par la moitié des cartes tandis que l’autre moitié ordonne d’actionner différentes fonctions de la voiture – fonctions visuelles (phares), sonores (klaxon, etc.) ou mixtes (fermer et ouvrir les portes). À partir de cette expérience, Brecht développe ses events qui se concentrent alors sur des mots, objets et situations simples du quotidien. Disposant par exemple d’une valise emplie d’objets divers que le public est invité à manipuler, Brecht aspire à installer une immédiateté au travers d’un échange direct avec le public, sans que celui-ci ne soit nécessairement impliqué.

La Monte Young se livre quant à lui à des descriptions langagières de situations musicales, dès 1960. Le compositeur a lui aussi été confronté à l’œuvre de Cage, notamment à Darmstadt en 1959, par l’intermédiaire de Stockhausen. Le travail minimal de Young qui composait alors avec des notes fixes, longuement tenues, se dépouille encore davantage pour aboutir à des partitions ne comportant que quelques mots : faire un feu devant le public ( Composition 1960 n°2 ) ou libérer un papillon dans l’auditorium ( Composition 1960 n°5 ). Ses Compositions 1960 s’imposent comme des événements simultanément acoustiques et visuels. L’artiste invite à « écouter ce que l’on ne fait habituellement que regarder, ou regarder des choses que l’on ne ferait d’ordinaire qu’écouter ». Ces Compositions témoignent d’une volonté de dépouillement, parfois extrême (« Tracez une ligne droite et suivez là », Composition n°10 ) .

Wolf Vostell entretient à sa manière un rapport singulier à la musique. Maciunas le rencontre en 1962, alors qu’il termine la maquette du premier numéro de Dé-coll/age et prépare le « Néo-Dada in der Muzik » pour la ville de Düsseldorf. Pour Vostell, « tout est de la musique plastique, c’est-à-dire visuelle, parce que les acoustiques sont liées à différents processus du temps, tandis que la composition artificielle de musique est produite à chaque fois différemment mais avec les mêmes instruments. J’ai désigné sous le terme de ‘‘dé-coll/age Muzik’’, depuis 1958, les processus acoustiques qui proviennent de décomposition fortuite – une ampoule électrique est cassée, des affiches sont déchirées – et ce choc est retransmis en l’amplifiant. Le choc d’objets qui tombent, les cris d’êtres humains en danger, les bruits d’accidents de voiture, le bruit blanc d’une télévision ou le fading d’une radio, tous les bruits du corps etc., sont ensuite devenus ma contribution à la musique Fluxus à partir de 1962 à Wiesbaden » .

Piano Piece #13 ( Carpenter’s Piano Piece ) de Maciunas est représentative de la conception révolutionnaire du fait musical chez Fluxus. À travers son geste, la tête pensante du regroupement exemplifie et cristallise son désir de « purger le monde de la maladie bourgeoise, de la culture ‘‘intellectuelle’’, professionnelle et commercialisée », afin de « promouvoir un déluge et un courant révolutionnaire dans l’art » . Au cours de la performance, les touches d’un piano sont littéralement clouées. Il ne s’agit pas seulement de s’en prendre à un instrument de musique de manière gratuite ; il s’agit de crucifier un symbole de la culture bourgeoise dominante : le concert de musique classique (son élégance, sa distinction) et son instrumentiste virtuose (ici, le geste ne requiert aucune technique). Enfin, si l’audience prend d’assaut un piano ( Piano Activities ), si un interprète brise un violon sur le coin d’une table ( One for Violin Solo ), la violence représente non seulement le sacrifice physique de l’instrument, mais exprime un sens plus large, en ceci que « l’acte de violence réaffirme les connexions entre corps, action et son, précédemment rompues par les médias aveugles » . C’est par là rechercher la concrétude de la musique, son immédiateté, au travers d’une non-domestication du son, la musique n’étant jamais déliée d’une situation réelle, spécifique, expressive en soi. Comme l’écrit Eckart Rahn : « La musique ancienne aurait essayé de figurer le motif grincement de porte à l’aide d’instruments ; la musique concrète aurait saisi le grincement de porte sur bande, puis par des manipulations techniques plus ou moins compliquées aurait produit une ‘‘étude aux grincements’’ ; Fluxus : grincement de porte » . C’est là une manière de manifester le concret dans son immédiateté en introduisant aussi peu que possible de distance interprétative.

Tout au long des années 1960, Ben a conçu un certain nombre de scénarios musicaux présentés sous la forme de textes, comme Partition pour un aquarium (1965) : « Chaque exécutant aura devant lui en guise de pupitre un aquarium. Dans l’aquarium, un ou deux poissons. Sur la paroi face au musicien sera peinte une portée. L’exécutant jouera la partition que lui indiquera la position du poisson (le poisson, dans ce cas, représente la valeur musicale) ». La position de Ben vis-à-vis de la musique est univoque, en ce qu’il juge qu’elle doit être divertissante : « Soixante pour cent des concerts de musique contemporaine auxquels j’ai assisté m’ont ennuyé (et je suis encore au-dessous de la vérité). Au bout des dix premières minutes, je sais la plupart du temps ce qui m’attend pour les deux heures qui vont suivre. Et cela est mauvais. Dans les partitions de musique indéterminée, c’est surtout le divertissement que le public retire en voyant l’indétermination se produire et en suivant sa réalisation qui m’intéresse. Par contre, je trouve peu intéressant le résultat de sons accumulés et acquis si l’on ne suit pas le procédé et la fabrication » . Cette confession rejoint l’avis de George Maciunas pour lequel un concert Fluxus doit être de la musique contemporaine divertissante, à l’heure où la musique contemporaine se fait ennuyeuse, trop dépendante pour le public de la nécessité de références historiques culturelles. Le divertissement Fluxus réagit donc contre la culture, il souhaite redonner à l’art sa fonction primaire (est-elle seulement le divertissement ? nous dirons plutôt l’ « expérience de la situation de jeu ») et relègue la connaissance de l’histoire de l’art au second plan.

Pour Ben, l’enseignement de la révolution dadaïste et de Cage, c’est d’avoir montré que n’importe quoi peut être musique et que tout le monde peut en faire. « Il n’est donc plus nécessaire ni utile de donner des concerts de musique d’avant-garde. L’art, le théâtre et la musique en particulier doivent être l’enseignement verbal à TOUT écouter, à TOUT voir, et surtout à rechercher parmi le TOUT possible TOUTES les visions, expériences et TOUS les sons nouveaux et imaginables » . Il considère que les compositeurs contemporains n’ont en aucune manière rompu avec le culte de la personnalité, continuant à séparer l’individu de l’artiste, maintenant un esprit élitaire, là où un compositeur comme John Cage s’est affranchi de l’égo (« silencing the ego »), au profit d’une liberté accrue du public face à l’événement. Cependant, à ses yeux, Cage – qui reste avant tout un musicien –, après avoir prôné une attitude théorique novatrice, n’a pas été suffisamment loin : « La musique doit se libérer de la musique », déclare Ben en 1966.

Les situations musicales se multiplient : le Premier concerto de piano de Georges Brecht consiste à s’installer devant le piano, lever la main, attendre que la lumière s’éteigne, saluer et partir ; avec Drip Music il se contente de verser de l’eau d’une carafe dans une cuvette ; Counting Song d’Emmett Williams donne à voir deux artistes comptant les membres du public et se communiquant les résultats ; dans sa Voice Piece for La Monte Young, l’interprète demande si La Monte Young est dans le public, puis sort (si la performance est retransmise à la télévision ou à la radio, il demande si La Monte Young regarde ou écoute le programme) ; dans 655 de La Monte Young, l’interprète répète 655 fois la même note sur le piano ; dans Truth de Ben, le pianiste monte sur le piano et dit la vérité ; dans Ben boit, le pianiste boit un litre de whisky ; dans son Repas, on installe une table sur un piano a queue et on mange. Certaines situations musicales instaurent une égalité symbolique forte entre l’interprète et le spectateur : dans la Composition n°6 de la Monte Young, les exécutants regardent le public de la même manière que le public regarde les exécutants ; Miroir d’Alocco et Ben consiste à montrer le public à lui même avec des miroirs. D’autres partitions sortent définitivement du champ musical et se content d’exercer ou d’expérimenter la réalité pour elle-même : Entrance/Exit de Georges Brecht consiste à entrer dans une pièce et à en sortir ; Sanitas n°49 de Thomas Schmit demande à autant d’interprètes que possible d’asperger le public de sucre et de cannelle, tandis que le n°79 transporte le public en bus à 100 kilomètres de là ; dans Opera Piece, de Nam June Paik, l’artiste saute sur les gens, par-dessus les fauteuils ; avec Tour de Ben Patterson, des personnes sont invitées à se rencontrer à une heure et en un lieu pour commencer un tour au cours duquel ils auront les yeux bandés et seront conduits selon le choix des guides ; Greeting’s de Geoffrey Hendrick consiste à serrer la main des spectateurs à l’entrée ; le Social Project I de Jackson Mac Low consiste à trouver un moyen de mettre fin au chômage ou trouver un moyen pour les gens de vivre sans emploi, et de réaliser un projet quel qu’en soit le choix ; etc.

Les œuvres de ce type abondent. Retenons essentiellement que si la gestation du regroupement s’opère a priori depuis le champ musical, dans le sillage des avancées esthétiques de Cage, il s’en émancipe largement, enrichi de nouvelles conceptions (de l’œuvre, de l’artiste, du spectateur, de la vie). Fluxus se développe comme un esprit revendiquant un art de l’immédiateté, concentré sur la production de situations particulières (« l’art en tant qu’espace, l’espace en tant qu’environnement, l’environnement en tant qu’événement, l’événement en tant qu’art, l’art en tant que vie », suggère Vostell en 1964). Il s’agit de vivre la réalité dans ce qu’elle est fondamentalement « expérimentale », en se détachant de l’illusion artistique et des représentations. Au sein de situations expérimentales, chacun assume pleinement son identité plutôt que de jouer un rôle, délaissant les exigences de virtuosité artistique au profit d’une expérience esthétique à la portée de chacun, en s’attachant aux qualités physiques de ce qui est donné à voir et à entendre, hic et nunc.

L’ontologie héraclitéenne des flux

« Toute l’existence passe par le flux de la création et de la destruction ». Fidèle à cette conception, Fluxus en appelle aux pré-socratiques. Pour eux, le monde est fondé sur le changement, comme le souligne Jean-Louis Borges dans ca conférence « Le Temps » : « Nous sommes toujours Héraclite contemplant son reflet dans le fleuve, pensant que le fleuve n’est plus le même car les eaux ont changé et pensant qu’il n’est plus le même Héraclite car il a été d’autres personnes entre la dernière fois qu’il a vu ce fleuve et la fois présente. Autrement dit, nous sommes un être qui change et qui reste permanent. (…) Car si nous disons que quelque chose a changé nous ne voulons pas dire que ce quelque chose a été remplacé par quelque chose d’autre. (…) Autrement dit, c’est l’idée de la permanence dans l’éphémère » . Maciunas se réfère lui aussi au Fragment 91 de Héraclite, qui affirmait qu’ « on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve ». Héraclite place au premier plan le devenir et l’écoulement ininterrompu du temps auquel est soumis tout ce qui est. « Tout passe et rien ne demeure ». On trouve ici encore une dette de Fluxus envers Cage, lequel insistait sur l’absence d’immuabilité dans le monde. Ni essence, ni identité ou état définitif ; tout est en continuelle mutation, un processus à l’œuvre.

Lorsque George Maciunas définit Fluxus pour la première fois, deux lectures sont possibles : d’une part, l’image fluviale d’Héraclite, d’autre part la purge, au sens physique du terme, la décharge excessive et incontrôlée des fluides corporels, le mouvement continu ou le courant intarissable. Bref, il s’agit d’une dépense, d’un cri. Une décharge à l’image du théâtre d’Artaud. Si Fluxus est, comme le monde, impermanence, il est aussi spontanéité. C’est chez Dada que l’on éprouve d’abord les vertus de la spontanéité, du cri, de la nécessité d’hurler, comme le recommande Tzara dans son Manifeste de 1918 (« Que chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif, à accomplir. Balayer, nettoyer. La propreté de l’individu s’affirme après l’état de folie, de folie agressive, complète, d’un monde laissé entre les mains des bandits qui déchirent et détruisent les siècles » ). Mais Fluxus, c’est aussi l’humour et le jeu, ainsi que le rappelle une autre définition donnée par Maciunas spécifiant que les actions Fluxus dérivent « des qualités monostructurelles et non théâtrales d’un simple événement naturel, d’un jeu ou d’un gag. C’est la fusion de Spike Jones, du vaudeville, du gag, des jeux d’enfants et de Duchamp » . L’humour de Fluxus s’exprime dans l’excentricité des performances, drôles, bouffonnes, désinvoltes, à l’image de l’intelligence humaine. Mi Young Kim suggère ainsi que par l’humour, Fluxus incarne l’humanité au travers d’événements qui exagèrent les paradoxes conceptuels et les comportements contradictoires guidant et déterminant la vie.

La grande différence entre Fluxus et des mouvements antérieurs comme le futurisme, Dada ou le surréalisme, est que Fluxus n’est pas au départ un mouvement : le groupe n’avait rien de circonscrit, se concevant plutôt comme un regroupement, une agrégation ouverte d’artistes, et Maciunas n’a jamais eu à l’intérieur de celui-ci l’autorité qu’avait Breton au sein du surréalisme. Aussi, Fluxus n’a jamais véritablement énoncé de manifeste, au-delà de celui produit par Maciunas. Selon George Brecht, des individus se sont simplement réunis pour publier et exécuter leur travail « avec quelque chose d’innommable en commun » qui les situe à la frontière de l’art. Néanmoins, certains conflits internes ont conduit nombre d’artistes à s’extraire du collectif. Maciunas, imprégné des conceptions de l’avant-garde russe du début du siècle et sensible aux idées d’Henry Flynt, a toujours souhaité donner un penchant révolutionnaire à Fluxus. Flynt, qui a anticipé la naissance de l’art conceptuel au travers d’un texte publié en 1960 sous le titre « Un art où les ‘‘concepts’’ forment le matériau » (antérieur à cinq ans à l’apparition de l’art conceptuel, ce texte fut publié pour la première fois dans An Anthology, suivi en 1961 de « Concept Art »), en est venu à proclamer un abandon de l’art, puis à condamner l’intellectualisme des avant-gardes. C’est la posture qu’adopte Maciunas qui dès 1961 écrivait dans Neo-Dada in Music, Theater, Poetry, Art : « Si l’homme pouvait, de la même manière qu’il fait l’expérience de l’art, faire l’expérience du monde, du monde concret qui l’entoure (des idées mathématiques à la matière physique), il n’y aurait nul besoin de l’art, des artistes, et d’autres éléments ‘‘improductifs’’» . Il trahit par là l’orientation qu’il voudra assigner au regroupement, à savoir la promotion d’un idéal communiste, prolongeant les idées de l’avant-garde russe et du Bauhaus. Certains de ses détracteurs verront en lui une sorte de nouveau « commissaire du peuple », proche de certains mouvements culturels soviétiques. Il se rapproche du système de pensée constructiviste qui prône l’incursion de l’activité artistique dans tous les interstices de la vie. Le constructivisme, en effet, en réaction à la soumission de l’activité artistique à la délectation ou à la contemplation, entend l’insérer dans les contenus et les formes de vie. Contre un art d’apparat, l’idéal artistique de l’avant-garde historique pose le problème de la légitimité et du conditionnement esthétique dépendant des appareils institutionnels. Dans le manifeste qu’il rédige en 1963, Maciunas déclare à son tour avoir l’intention de « purger le monde de la maladie bourgeoise, de la culture ‘‘intellectuelle’’, professionnelle et commercialisée », afin de « promouvoir un déluge et un courant révolutionnaire dans l’art », et « fondre les cadres culturels, sociaux et politiques de la révolution en un front et une action unique » . Il va jusqu’à condamner les artistes ayant fait preuve d’une « attitude anti-collective » ou ceux qui ont entrepris des « opérations rivales ». Si bien que dès 1964, nombre d’artistes ayant trouvé leur voie ne se sentent plus en phase avec la pensée de Fluxus, ou tout au moins avec celle que lui assignait Maciunas.

Fluxus n’a pas livré beaucoup de textes théoriques. Sur Fluxus même, il n’y a pratiquement que Maciunas qui se soit prononcé par l’intermédiaire de son manifeste, qui n’engageait d’ailleurs que lui. Notons aussi qu’il s’est appliqué pendant des années à réaliser un graphique illustrant l’histoire de l’avant-garde artistique autour de John Cage, avec ses multiples antécédents et développements, confirmant la dette qu’il doit au compositeur, dont il est légataire. De son côté, Dick Higgins, écrivain prolifique, ne peut attendre que Maciunas édite ses écrits. Il crée alors en février 1964 les éditions Something Else Press, qui publieront pendant une dizaine d’années nombre d’ouvrages d’artistes autour de Fluxus, prenant dans le même mouvement distance par rapport à Maciunas.

Sur le plan purement descriptif, et si le manifeste Fluxus n’engageait que son auteur, beaucoup auraient approuvé cette déclaration de Georges Brecht : « Avec Fluxus, il n’y a jamais eu aucune tentative d’accord sur des buts ou des méthodes ; des individus avec quelque chose d’indescriptible en commun se sont simplement et naturellement réunis pour publier et jouer leurs œuvres » . Brecht, insistant pour sa part sur les confins de l’art, beaucoup plus extensibles qu’il n’y paraît, définit pareillement Fluxus comme « des individus qui partageaient quelque chose d’inexplicable… cette chose en commun est un sentiment que les frontières de l’art sont beaucoup plus larges que celles qui sont tracées par convention » . Quant à Dick Higgins, il est caractéristique qu’en tant qu’écrivain et théoricien, il n’évoque Fluxus d’un point de vue esthétique qu’après 1972, à une époque où le groupe commence à appartenir à l’histoire. Dans un texte intitulé « Music without Catharsis », Higgins a défini le regroupement comme « une sorte de non-mouvement, une attitude iconoclaste et de changement constant dans tous les arts ». Vers 1982-83, après de longues années à ne pas vouloir définir Fluxus de trop près, il établit une liste de dénominateurs communs des travaux Fluxus : internationalisme ; expérimentalisme et iconoclasme ; intermédia ; minimalisme ou concentration ; tentative de résolution de la dichotomie art/vie ; implication ; jeu ou gags ; éphémérité ; spécificité ; présence dans le temps ; et musicalité.

Ben, pour qui « tout est art et l’art c’est la vie », s’exprime en ces termes : « Entre 1963 et 1965, Fluxus n’a jamais été concerné par l’œuvre d’art formelle, esthétisée et hédonisée. Son ‘‘donner à voir’’, en 1963, consistera dans un premier temps à épuiser toutes les possibilités/limites du ‘‘tout est art’’, et en un second temps à dépasser ce ‘‘tout est art’’ par une attitude non-art, anti-art. Ainsi, Fluxus, dans les années 1960, va s’intéresser au contenu de l’art, non pas pour en faire mais pour créer une nouvelle subjectivité » . Il s’agit d’élargir la conscience et de d’affiner l’acuité, de manière à percevoir autrement les phénomènes de la vie. C’est précisément ce que vise Alan Kaprow, défenseur et promoteur d’un « un-art » : « Un un-artist est celui qui a un vrai questionnement philosophique qu’il faut traiter. J’ai appelé ‘‘déchargement’’ cette décision délibérée de se ‘‘décharger’’ de tout ce que l’on sait à propos de l’art, et utiliser ensuite une énergie équivalente à celle dont on s’était servi au départ aux fins de l’art, de l’art véritable, pour produire une autre forme, qui peut apparaître comme n’étant pas de l’art et qui, probablement, n’a pas besoin d’être de l’art ».

Désignant lui aussi une rencontre d’individus dans leur singularité, Filliou explique que « le groupe Fluxus est composé d’individus qui sont différents dans leur personnalité et dans leur travail. L’approche humaine générale cependant était sensiblement la même, je pense… lutter pour un monde dans lequel règnent la spontanéité, la joie, l’humour, une sorte de sagesse supérieure et une justice sociale dans le bien être » . La même préoccupation humaniste transparaît chez Nam June Paik qui, au-delà d’insister sur le fait que la problématique réelle de l’art vis-à-vis de la technologie n’est pas seulement « d’inventer un nouveau jouet scientifique » mais de pouvoir « humaniser la technologie » , apprécie dans Fluxus « le coté coopératif, anti-star qui était une concentration sans précédent de talents et l’un des rares mouvements artistiques de l’après-guerre qui était authentiquement et sciemment international, dépourvu de tout chauvinisme culturel » . Cette anti-starification de l’artiste rejoint chez Maciunas l’intérêt pour l’amateurisme et le non-professionnalisme largement revendiqués : « Pour établir son statut non professionnel dans la société, l’artiste doit démontrer qu’il n’est ni indispensable, ni exclusif, que l’auditoire peut se suffire à soi-même, que tout peut être art » (« Fluxus Art-Amusement »).

L’une des ambitions premières de cet art vivant est de rompre la règle de l’autonomie au profit de retrouvailles avec la société. Il s’agit, pour Maciunas d’abord, d’œuvrer à préserver la responsabilité inaliénable de l’artiste, qui, au-delà de viser une tendance révolutionnaire ou réactionnaire, interroge les rapports sociaux au travers de la production de son art. Par la mise en œuvre de procédés variés, le mouvement d’avant-garde expérimental et révolutionnaire crée des situations qui permettent de renverser ce qui fonde le principe de l’aliénation dans le spectacle, à savoir la non-intervention. L’art ne doit pas être qu’une représentation ou reproduction de la vie (« Assimiler l’art à la vie, ce n’est pas la même chose que prétendre que l’art reproduit la vie » ), au sein de laquelle il est impossible d’être actif. Cette volonté d’atteindre une fusion entre l’art et la vie ne signifie cependant pas qu’il faille rejeter l’art pour en arriver à la vie. Il s’agit donc moins d’une négation que d’un dépassement, moins d’une tentative de fuite dans l’un ou l’autre que d’une exploration de leurs champs et d’une tentative de conciliation. En cela Fluxus est proche du projet des situationnistes. Contre la figure du producteur dépossédé et manipulé tant par les industries culturelles que par les médias, Debord affirme la nécessité de résister à l’instrumentalisation de la culture. Les artistes ont à promouvoir et défendre une « culture vécue » contre une « culture d’élite » mais aussi contre une « culture de masse », dévitalisée et asservie aux lois du marché et du spectacle. Selon Guy Debord, cette société renvoie « au règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable, et à l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagnent ce règne » . Il est spécifié dans Potlatch n° 1 (1954) qu’il faut travailler « à la construction consciente et collective d’une nouvelle civilisation », en élaborant des situations concrètes. Guy Debord définit la situation comme « une production artistique [qui] rompt radicalement avec des œuvres durables. Elle est inséparable de sa consommation immédiate, comme valeur d’usage essentiellement étrangère à une conservation sous forme de marchandise » . Ces pratiques artistiques, soucieuses de s’inscrire directement dans l’espace social et politique, désireuses d’intervenir en situation autant que d’inventer des situations, témoignent d’une volonté de quitter l’espace de la représentation sans pour autant faire l’impasse sur les acquis de la modernité.

Un examen attentif de l’économie des productions Fluxus éclaire cette mise en cause du produit d’art sur le tracé production-circulation. Il va de soi que les œuvres produites par Fluxus n’entrent pas dans le circuit marchand habituel, comme le soulignait Nam June Paik en 1978 : « Marx s’est largement consacré à la dialectique production/outil de production. Il pensait, de façon simpliste que si les travailleurs (les producteurs) possédaient l’outil de production, tout irait pour le mieux. Il n’a guère réfléchi de manière créatrice au système de la distribution. Le problème du monde de l’art dans les années 60 et 70 est que l’artiste, propriétaire de son outil de production (la peinture, les pinceaux, et même parfois le matériau d’imprimerie), n’en demeure pas moins exclu du système de distribution, puissamment centralisé, dans le monde de l’art » . Olivier Lussac avance l’idée intéressante que Fluxus est une coopérative et la force de Maciunas est d’avoir mis en œuvre une conception post-marxiste , en tentant de s’emparer ou de créer des circuits de distribution et des moyens de production alternatifs. L’art et son domaine étant devenus trop restrictifs, dépendant d’une élite culturelle responsable de la marchandisation de ses produits, un renouvellement des modes de création semblait nécessaire. Maciunas précise sa position dans une lettre adressée à Emmett Williams en juin 1963 : « Je sais de quelle manière vous éprouvez l’implication politique de Fluxus, avec le parti (vous savez lequel). Nos activités perdent toute signification si nous nous séparons de la lutte socio-politique à venir aujourd’hui. Nous devons coordonner nos activités ou nous devrions devenir une autre “nouvelle vague”, un autre club dada… » . L’initiateur de l’aventure Fluxus affirme son engagement politique que caractérise une foi dans le collectivisme. Celle-ci semble fondée sur les publications du groupe soviétique LEF (Levyi Front Iskusstv — « Front Gauche des Arts »), co-fondé en 1923 par le poète Vladimir Maïakovski, qui devient plus tard le NOVYI LEF en 1927 (Novyi Levyi Front Iskusstv — « Nouveau Front Gauche des Arts »), et, en 1929, REF (Revolyvtsionnyi Front — « Front Révolutionnaire »). Un texte de LEF n° 1, « Sous le signe de la construction de la vie » de Nikolaï F. Tchoujak, donne le ton : « Si l’on essaie d’embrasser les conquêtes les plus importantes qui, dans le domaine de l’art, sont en liaison étroite avec les progrès sociaux de ces dernières années, nous nous heurtons involontairement à des faits curieux et extrêmement caractéristiques – ces faits montrent justement l’unité de l’art et de la vie et le caractère irréversible de l’influence exercée sur l’art par ce mouvement fondamental qui porte la vie en avant » . Tchoujak poursuit en remarquant « un parallélisme très net dans l’élaboration de ces positions chez des groupes de gens géographiquement séparés et qui, sur le plan formel, ne partageaient pas toujours les mêmes idées, mais étaient tous envahis par l’esprit de l’époque ». Le constructivisme russe, à la recherche d’un processus révolutionnaire toujours nouveau, n’apparaît dès lors pas si éloigné de Fluxus. Ce projet traverse également la perspective révolutionnaire de l’Internationale Situationniste, pour qui la conscience du caractère révolutionnaire de l’art et des formes expressives ne peut se résoudre qu’en dépassant l’art, dans la critique de la vie quotidienne et dans la transformation de la société capitaliste.

Le Fluxus auquel aspire Maciunas est donc d’abord une pratique sociale, avant de s’affirmer comme une pratique quotidienne et artistique de la réalité. Par un retour au concret la réappropriation du réel s’envisage à des fins subversives. L’exigence du retour au social s’accompagne nécessairement d’une recherche de la liberté, passant par la destruction des idoles et une revitalisation créatrice de l’existence. « Quels devront être les principaux caractères de la nouvelle culture, et d’abord en comparaison de l’art ancien ? », s’était déjà interrogé Debord. « Contre le spectacle, la culture situationniste réalisée introduit la participation totale. Contre l’art conservé, c’est une organisation du moment vécu, directement. […] Contre l’art unilatéral, la culture situationniste sera un art du dialogue, un art de l’interaction. […] Tout le monde deviendra “artiste” à un sens que les artistes n’ont pas atteint : la construction de leur propre vie » . Comme Kaprow avant lui, qui avouait l’influence de Debord sur le happening, Maciunas récupère ces idées et élabore des convergences et parallèles entre le groupe soviétique, les conceptions de Debord et Fluxus. L’idéologie de Maciunas est explicite, dans une lettre qu’il adresse à Tomas Schmit en février 1964 : « Les objectifs de Fluxus sont sociaux (non esthétiques). Ils sont reliés (idéologiquement) au groupe LEF de 1929 en Union Soviétique et ont affaire avec : l’élimination graduelle des beaux-arts (musique, théâtre, poésie, littérature, peinture, sculpture, etc., etc.). Cette attitude est motivée par le désir de stopper le ravage des ressources humaines et matérielles… et de les détourner à des fins socialement constructives. (…) Ainsi, Fluxus est définitivement contre l’objet-art comme commodité non-fonctionnelle […]. Cela doit temporairement avoir la fonction pédagogique d’enseigner au peuple l’inutilité de l’art, incluant l’éventuelle inutilité de soi. Cela ne doit donc pas être permanent… Fluxus est par conséquent ANTIPROFESSIONNEL (contre l’art professionnel […]). Deuxièmement, FLUXUS est contre l’art comme medium ou comme véhicule encourageant l’ego de l’artiste, depuis que l’art appliqué doit exprimer le problème objectif, évacuer la personnalité de l’artiste ou de son ego. Fluxus, donc, doit tendre à un esprit collectif, anonyme et ANTI-INDIVIDUALISTE – aussi ANTI-EUROPÉANISTE (l’Europe étant le lieu supportant le plus fortement – & même instituant l’idée de – l’artiste professionnel, l’art – pour une idéologie de l’art, pour une expression de l’ego de l’artiste à travers l’art, etc., etc.) » .

Henry Flynt et George Maciunas partageaient la conviction que ce sont les « communistes qui doivent donner la conduite révolutionnaire en culture ». Engageant la lutte contre l’impérialisme culturel de la culture européenne, ils fondent l’AACI, l’Action Against Cultural Imperialism. Le 2 février 1963, Henry Flynt et Jack Smith demandèrent la démolition des musées de l’art et de la culture sérieuse, devant le MOMA à New York – mais cette attaque visait en grande partie Stockhausen . Lors de la cinquième conférence de sa série « From “Culture” to Veramusement » (contraction du latin veritas et de l’anglais amusement), prononcée à l’occasion de la manifestation de février 1963 contre la culture sérieuse, Flynt s’en prit au snobisme de cet élitisme culturel, debout devant le portrait de Vladimir Maïakovski. Le public devait pénétrer la salle, en essuyant leurs pieds sur La Joconde. Quelques jours plus tard, le 8 février 1963, il fit une conférence-démonstration dans l’atelier de Walter de Maria dans laquelle il s’attaquait au Lincoln Center en préconisant toujours cette même annihilation : « No more art ! Demolish Serious Culture », suivant les principes du manifeste Fluxus sur l’amusement de Maciunas :

« ART. Pour justifier le statut élitiste, parasite et professionnel de l’artiste dans la société, il doit démontrer son utilité et son exclusion, il doit démontrer la dépendance du spectateur envers lui, il doit démontrer que personne d’autre que lui peut faire de l’art. Donc, l’art doit apparaître complexe, prétentieux, profond, sérieux, intellectuel, inspiré, plein d’ingéniosité, significatif, théâtral. Il doit apparaître précieux en tant que marchandise, afin de pourvoir l’artiste d’un revenu. Pour augmenter sa valeur (le revenu de l’artiste et le profit des clients), l’art est fait pour être rare, limité en quantité et par conséquent en vente et accessible seulement à l’élite sociale et aux institutions. FLUXUS ART-AMUSEMENT. Pour établir le statut non-professionnel de l’artiste dans la société, il doit démontrer son inutilité et son inclusion, il doit démontrer l’autosuffisance du spectateur, il doit démontrer que n’importe quelle chose peut être de l’art et que n’importe qui peut le faire. Donc, l’art-amusement doit être simple, amusant, non prétentieux, insignifiant, il ne requiert aucune ingéniosité ou de répétitions innombrables, il n’a pas de valeur marchande ou institutionnelle. La valeur de l’art-amusement doit être modeste en étant illimité, produit pour la masse, obtenu de tout et éventuellement produit de tout. L’art-amusement Fluxus est l’arrière-garde, sans aucune prétention ou incitation à participer à la compétition de “l’art de faire mieux que les autres” avec l’avant-garde. Il lutte pour des qualités non-théâtrales et monostructurelles de l’événement naturel simple, un jeu ou un gag. C’est la fusion de Spikes Jones, du Vaudeville, du gag, des jeux d’enfants et de Duchamp » .

L’art/amusement se comprend comme un art/jeu. Les comportements – musicaux et autres – de Fluxus sont en effet très proches des comportements ludiques. Le Fluxmanifesto on Fluxamusement rend compte de la volonté de Maciunas de parvenir à cette notion d’art démocratique en éliminant le besoin de la virtuosité et la recherche de sens. Dans son pamphlet de 1968, « Down With Art », Henry Flynt discrédite les justifications scientifiques de l’art. Il entend lui aussi démontrer que c’est la subjectivité qui distingue l’art et le divertissement des autres activités. Il existe selon lui une contradiction dans le fait que les objets d’art existent indépendamment de leur consommation ou jouissance subjective. Pour éviter cette séparation entre la production et l’expérience, Flynt suggère que les individus puissent satisfaire leur subjectivité dans l’amusement spontané et le jeu.

La liberté et la créativité contenues dans le jeu, sur lesquelles nous reviendrons, fondent la démarche créatrice d’un certain nombre d’artistes du regroupement. Parmi ceux-ci, Robert Filliou pour qui l’art moderne a ouvert toutes les possibilités de liberté. Mais il reste à cette liberté d’esprit à intégrer ou se répandre dans la vie quotidienne, de sorte que la vie et l’art deviennent un « art de vivre ». Ce projet implique de considérer l’art comme une forme de loisir organisé ou comme un jeu – selon Debord, « la libération du jeu, c’est son autonomie créative ». L’enjeu est donc non seulement de faire de l’art une forme de loisir, mais une forme poétique de loisir. « La vie, rappelle Filliou, devrait être essentiellement poétique. Ce qu’il y a de plus important à communiquer aux enfants, c’est l’utilisation créative des loisirs. Les artistes peuvent participer à cette recherche. En tant que promoteurs de la créativité, ils y gagneront une plus grande maîtrise de leur environnement et échapperont au ghetto dans lequel la société les enferme : n’être que des fournisseurs des distractions utilitaires ou de valeurs snobs pour la classe privilégiée » . Il importe de s’affranchir des attitudes soumises, et d’éviter d’être culturellement dominé par des spécialistes de l’art (refus de l’hyper-spécialisation, de l’auto-analyse, de la perte de créativité et de l’absence d’art de vivre). Filliou en appelle à la « Révolte des médiocres », c’est-à-dire la Réhabilitation des Génies de Café, l’Hommage aux Ratés et la Célébration de l’Esprit d’Escalier . Il révèle la nécessité de permettre et d’inventer des jeux et des techniques de participation, des « buts sociaux, non esthétiques », ainsi que « des nouveaux modes de communication au niveau de l’individu, du groupe et à l’échelle internationale ». L’utopie ici dévoilée consiste à réaliser un nouveau modèle économique et une nouvelle théorie des valeurs, fondée sur la Création Permanente. Loin des critères habituels de l’admiration, cette création s’adresse à tous et s’accomplit dans les actes les plus simples et les plus joyeux de la vie.

La valeur essentielle de l’utopie de Fluxus est ainsi de changer l’art et la vie positivement, de les enrichir l’un l’autre, « de faire émerger, et de concrétiser cette utopie qui est en permanence en état de gestation » . « L’utopie de Fluxus, écrit Mi Young Kim, indique les possibilités de transformation de l’état inachevé du monde par l’enrichissement et la transcendance progressive de l’essence artistique dans le monde du réel » . De la sorte, Fluxus « rejette l’esthétique en faveur d’un dialogue entre l’homme et l’univers » et constitue « une attitude vis-à-vis du monde » . Les activités du regroupement témoignent de l’importance d’une pensée dialectique ouvrant des perspectives concrètes vers l’avenir et mettant l’accent sur le processus. Higgins est éclairant lorsqu’il explique que « considérer l’art comme un processus rend possible des expériences nouvelles et intéressantes, ce qui est à la fin des fins la meilleure justification de l’innovation en matière d’art » .

Radicalisant la mise entre parenthèse de l’égo de l’artiste, Fluxus met en œuvre une espèce d’utopisme existentiel : « Fluxus est définitivement contre l’art en tant que support de l’égo de l’artiste… Par conséquent ; Fluxus doit tendre vers l’esprit de collectif, vers l’anonymat et vers l’anti-individualisme… » . Cette conviction de la nécessité de maintenir Fluxus en tant que projet collectif guide Maciunas, le poussant à entreprendre de véritables projets de communauté. La plupart des artistes participant librement au groupe ne croient quant à eux aucunement au collectivisme ni en une direction unique. Chacun sut construire une pratique singulière sans jamais prétendre à une forme de collectivisme autoritaire. En pleine connaissance de leurs différences, les membres sont liés par une participation conjointe à l’activité à travers la mise en commun de leur diversité. Ceci suppose que le fonctionnement de Fluxus est basé sur une sorte d’ « utopisme existentiel » qui serait l’espoir d’un modèle particulier de communauté, qui, contre l’unité ou la diversité, privilégie une association libre de telle sorte que ceux qui le désirent puisse vivre en accord avec lui.

Fluxus a ceci d’idéal qu’il est un esprit plutôt qu’un groupe nettement constitué et défini. Un projet, jamais véritablement abouti, plutôt qu’une action accomplie, achevée (nombreux sont les projets de Fluxus qui ne seront pas réalisés : on évalue à dix pour cent ceux qui le furent). Pourtant, l’histoire semble contredire la nature réelle des événements. « Fluxus s’est contredit, affirmera plus tard Ben Vautier . Les artistes Fluxus ont aujourd’hui la gloire avec leurs discours antigloire. Fluxus devient ce qu’il ne voulait pas être : des produits, de l’importance, peut-être même pour certains un star-system » . Peut-être est-ce le paradoxe de cette néo-avant-garde qui se proclamait d’arrière-garde. Une garde, dans tous les cas, pas si facilement discernable. Avec Fluxus, on ne devrait pas parler de groupe mais de « mise en situation continue » . Par des procédés expérimentaux, il s’agit de créer des situations qui permettent de requalifier la pratique artistique, et de renverser ce qui fonde le principe de l’aliénation dans le spectacle, à savoir la non-intervention. Les artistes choisissent des modes d’activités polyvalents, amenant le peintre à investir le temps, le musicien à composer avec l’espace, l’écrivain avec l’image, le performeur avec le spectateur. Cette tendance vise à élargir le théâtre et l’action musicale à tout ce qui nous entoure, à défier les scissions entre disciplines artistiques et leurs spécialisations. Les events de Georges Brecht se veulent ainsi des « expériences polysensorielles globales », tandis que les dé-coll/ages de Vostell permettent que public d’apprendre « à vivre et à faire l’épreuve psychologique de son milieu ». C’est aussi le cas des actions et environnements de Joseph Beuys qui n’a jamais utilisé les termes happening, event ou performance, leur préférant celui d’action. Quant au travail de Dick Higgins, il s’agissait essentiellement de poésie visuelle ou de poésie sonore, des partitions graphiques. L’intermédia désigne chez lui la confusion conceptuelle de plusieurs médiums (le terme sera souvent utilisé, et parfois à tort confondu avec multimédia ou mixed média qui désignent une situation au cours de laquelle interviennent des médias divers, sans qu’ils ne fusionnent). Mais Fluxus, c’est aussi une prise en main des technologies les plus sophistiquées, comme le montrent les interventions « vidéo-laser » de David Tudor et Lowell Cross, les installations de Nam June Paik, ou les créations d’Alvin Lucier en rapport avec l’environnement.

Si l’origine de Fluxus est à trouver dans le croisement des arts, dans leur plasticité la plus extensible, et dans la conscience progressive des potentialités du fait performatif, cette reconsidération de l’expérience esthétique, aussi bien en termes de production que de réception, se mêle à une ambition révolutionnaire, bien que finalement assez peu partagée. Maciunas, en effet, qui avait déjà manifesté son intérêt pour certains mouvements culturels soviétiques d’avant-garde pour qui l’art pour l’art est l’émanation d’un système bourgeois passéiste à abolir, tout en souhaitant générer un nouvel esprit dada, préconisait des actions de propagande dans sa « Fluxus News-Policy Newsletter No. 6 » du 6 avril 1963. Il fallait selon lui créer des performances scandaleuses, visant le « sabotage et (la) désorganisation » , gêner les réseaux de transports, brouiller les systèmes de communication, déranger les concerts publics, bref, provoquer des désordres sociaux. Ces différentes propositions terroristes contribuèrent à la rupture entre les membres de Fluxus en 1964. Higgins, Mac Low, George Brecht et Robert Filiou jugèrent cette activité irresponsable et immorale. Jackson Mac Low, militant pacifiste, lui annonce ne pas vouloir intégrer un groupe faisant la promotion de telles actions. Georges Brecht se met à douter, et Robert Filliou, plutôt distant, reste perplexe. On retrouve néanmoins un sentiment d’insécurité dans certaines actions Fluxus (pensons aux Danger Musics de Dick Higgins), voire un état psychique et même physique de malaise (Nam June Paik). Souvent, on fait preuve d’un cynisme évident vis-à-vis des convenances, du bon goût, de l’héritage culturel (les instruments brisés, par exemple). Dans les pièces de public, de Ben, le public se trouve agressé. On insiste aussi sur la sexualité inhérente au jeu instrumental : l’Opéra sextronique de Nam June Paik prétend à l’émancipation sexuelle de la pratique musicale ; lors de la première exécution à New York en 1967, Charlotte Moorman fut arrêtée pour indécence parce qu’elle jouait la poitrine nue.

Devant le refus de participer à des actions terroristes, Maciunas n’a d’autre choix que de se raviser en affirmant que Fluxus est avant tout un collectif, et qu’il ne compte pas agir contre l’intérêt commun. Cela ne l’empêchera toutefois pas d’exclure les gens dont il pense qu’ils ne partagent pas les objectifs qu’il souhaitait assigner au groupe. Ainsi, en 1966, il condamne ceux qui ont fait preuve d’une attitude anti-collective, ceux qui ont joint « des groupes rivaux », ou montré « des opérations rivales ». Dès 1964, le groupe révèle sa fragilité ; nombre d’artistes ont trouvé leur voie et ne se sentent plus en phase avec Fluxus. En atteste la manifestation du 8 septembre 1964 qui illustre le fossé séparant les protagonistes de Fluxus des compositeurs de la musique dite d’avant-garde, en particulier en Europe. Maciunas, au travers de ses actions au sein l’AACI et influencé par le radicalisme d’Henry Flynt, s’était déjà mis à condamner l’intellectualisme des avant-gardes qu’il juge méprisantes envers les arts populaires. Son attaque visait notamment Stockhausen, accusé d’avoir dénigré le jazz en le qualifiant de musique « primitive » et « barbare ». En février 1963, il manifeste devant le musée d’art moderne contre « la culture sérieuse ». La manifestation du 8 septembre 1964, menée par Maciunas, Henry Flynt, Tony Conrad, Ay-O, et Takako Saito, fut organisée contre Originale de Stockhausen. Cette représentation, qui avait lieu au Judson Hall de New York, reprenait certains ingrédients du happening . Montée par Allan Kaprow, elle bénéficia de la participation d’un certain nombre d’artistes Fluxus, parmi lesquels Nam June Paik, Dick Higgins, Charlotte Moorman et Jackson Mac Low.

Le conflit ainsi engendré retranche Maciunas dans la production de boîtes et publications Fluxus. Les boites Fluxus étaient de petites boîtes en plastique ornées d’étiquettes, au contenu « Fluxus ». Pour la plupart produites en 1965 et 1968-69, elles pouvaient être achetées au 359 Canal Street dans un surplus de plastique au rez-de-chaussée de l’immeuble où se trouvait l’atelier de Maciunas converti en Fluxhall/Fluxshop. En 1967, il ouvre avec Robert Watts et Herman Fine Implosions Inc. pour produire en masse des objets Fluxus, et s’engage dans l’organisation de SoHo, avec l’implantation de coopératives d’artistes dans des immeubles délabrés.

Malgré le manque de cohésion et la mise en branle progressive du regroupement, sans compter l’influence hippie qui se mêle aux activités Fluxus en proposant des événements contrastant avec les premières expériences du groupe, Maciunas ne se détachera jamais de son engagement, trahissant une volonté forte de constituer une communauté d’artistes. Pionnier du quartier SoHo de New York, il est à l’origine de sept coopératives d’immeubles créées entre 1967 et 1969. En 1969-1970, il projette d’acquérir six hectares sur l’île Ginger dans les Îles vierges britanniques, afin de fonder une nouvelle communauté. Le projet n’aboutit pas (Yoko Ono et John Lennon auront alors l’idée de transporter le projet dans une île méditerranéenne). Il continue à s’entourer d’artistes, cherchant à maintenir des dynamiques collectives (Joe Jones, Ken Friedman, Yoshi Wada, Larry Miller, notamment). Un peu plus tard, il s’installera dans une ferme du Massachusetts, à New Marlborough, et envisage de transformer un hameau de dix-sept bâtiments en Flux-Bauhaus, mais il disparaît avant d’avoir pu mener cette idée à bien. FluxHalloween d’automne, FluxDivorce, et bientôt FluxWedding et FluxFuneral, témoignent toujours à cette époque d’une volonté de maintenir l’action poétique dans la vie, au travers de rites perçus et vécus comme des événements pleinement poétiques. Atteint d’un cancer, il épouse la poétesse Billie Hutching lors d’un FluxWedding quelques mois avant de mourir le 9 mai 1978 .

Après la mort de Maciunas, Fluxus continua comme groupe ou tendance pendant quelques années. Mais par manque de coordination – qu’assurait Maciunas – les personnes finirent par se disperser, donnant naissance ici et là à d’autres actions, projets et expérimentations. En Europe, Fluxus poursuit une existence éclatée. Ici et là des manifestations, concerts et festivals s’en réclament, tandis que d’autres initiatives en prolongent l’expérience. Ainsi, Brecht et Filliou créent la Cédille qui sourit, dans le petit village de Villefranche-sur-mer, à proximité de Nice, décrite comme « un centre d’idées, une recherche, un essai coopératif entre artistes ou quiconque ayant une idée à réaliser, spécialement dans les domaines moins conventionnellement reconnus » . Cartes postales, jeux, puzzles, bijoux, drapeaux, boîtes-fluxus, vêtements, etc. Les intersections de l’art et de la vie quotidienne sont ainsi montrées sous les formes les plus hétéroclites. D’autres groupes apparaissent aussi : Zaj , en Espagne (Juan Hidalgo, Walter Marchetti et Esther Ferrer), ou Aktual à Prague initié par Milan Knizak. Ce réseau étendu, cette ramification progressive a été évoqué par Robert Filliou sous les termes intriguants de « Réseau éternel ». En 1980, il déclarait : « Fluxus n’est plus maintenant qu’un des trucs qui font partie du ‘‘Réseau Eternel’’ (ou réseau de la fête permanente). (…) Il n’y a plus de centre de l’art, l’art est là où tu fais ton boulot, l’art c’est ce que nous sommes en train de faire en ce moment par exemple » . « Fluxus n’a jamais existé, d’une certaine façon » dira-t-il. « On ne sait pas quand ‘‘ça’’ a commencé, et il n’y a pas de raison que ‘‘ça’’ se termine. Fluxus a évité le piège traditionnel d’être coincé dans un truc où tu travailles cinq ans sur un problème, au bout de cinq ans tu regardes un endroit où poser ton chapeau… il n’y a plus rien… tu ne sais plus où le mettre… le monde a changé et plus personne ne s’intéresse à ce que tu fais » .

Ainsi passa Fluxus, temporaire, momentané – impermanent, à l’image de la métaphore fluviale d’Héraclite. Fluxus ne disparaît pas pour autant ; il a irrigué le champ de l’art d’un esprit nouveau. Il n’est pas un mouvement auquel on met un terme, mais un esprit, insaisissable. C’est là l’air du temps. « Fluxus mettait le doigt sur les choses simples de la vie, érigeait la simplicité comme valeur en mettant l’accent sur le rire, le sourire, les larmes, le vol d’une mouche dans une chambre noire, etc. C’était un existentialisme du comportement qui déclarait la vie comme art et l’art comme vie (…). La puissance de Fluxus est toujours venue de son refus de la société et surtout de sa grande liberté d’expression, qui, aujourd’hui encore, en fait une expérience qui n’est pas rentrée dans les musées et qui n’est pas digérée comme esthétique du XXe siècle », déclarait Wolf Vostell à Libération en 1995. Preuve d’une existence toujours potentielle, celui-ci organisait en 1990 l’un des derniers concerts Fluxus, Le Cri, mettant en scène 90 exécutants utilisant près de deux cents objets sonores (aspirateurs, téléviseurs, bûches, deux quatuors à cordes, plusieurs trombones, hautbois, piano, etc.). Quant à l’art performatif, généralisé par le regroupement, il continuera à s’inventer au travers de formes variées, qu’on ne tardera pas à amalgamer. Puis, peu à peu, les actions vont avoir lieu dans des contextes officiels, témoignant de leur reconnaissance ou légitimité, mais aussi de leur historicisation. Malgré cette progressive institutionnalisation, les avancées esthétiques et la réflexion engagée par les artistes du regroupement Fluxus se sont avérées décisives dans le déroulement de l’histoire de l’art, à la charnière de la modernité et de la post- ou hyper-modernité. Partant du processus de l’indétermination et de son procès de naturalisation de l’art, et éliminant le statut de l’auteur au profit de l’émergence d’un rapport nouveau entre les membres d’une même communauté esthétique, cet art, fidèle à une certaine tradition pragmatiste, fait œuvre de l’expérience vécue. Moins d’un demi-siècle plus tôt, le philosophe pragmatiste John Dewey rappelait qu’à l’origine, l’expérience devait être comprise en termes de relation, d’interaction et de transaction (_Art as experience_, 1934). L’être humain, être-en-relation, engage au travers de ses pratiques – qu’elles soient scientifiques, artistiques, ou simples activités quotidiennes – un dialogue permanent avec l’environnement qu’il habite – qu’il soit physique, biologique ou plus spécifiquement humain, social et culturel. C’est à l’articulation de cette rencontre entre la nature et la culture qu’émerge l’expérience, cette nature culturellement habitée, vécue et transigée. Ce pragmatisme, qui est un expérimentalisme (il revendique l’expérience comme guide, en science comme en éthique), semble fonder la praxis Fluxus, dont on pourra dire que les formes (ou œuvres) sont à éprouver. Éprouver (mettre à l’épreuve ; ressentir, connaître par expérience ; subir des changements, des variations, des altérations) et expérimenter partagent la même racine : experiri (faire l’essai pratique, théorique et cognitif de la réalité). Car pour « avoir de l’expérience », dirait-on, il faut avoir vécu, c’est-à-dire qu’il faut aussi avoir souffert, avoir enduré les conséquences de ce que l’on a fait. « Ce rapport étroit entre faire, souffrir et subir forme ce que l’on appelle expérience » . Ces quelques années, à l’articulation des décennies 1950 et 1960, s’avèrent en cela décisives. Car une telle conception de la nature artistique, qui se constitue dans l’expérience (relationnelle, interactionnelle et transactionnelle) qu’elle permet, se solidifie dans l’existence, quoi qu’impermanente, du regroupement international d’artistes Fluxus, dont subsistera l’esprit.

À voir, à écouter :

Fluxfilm
Fluxus Anthology
Wolf Vostell
Dick Higgins
Nam June Paik
Ben Patterson
Philip Corner
La Monte Young
John Cage
Milan Knizak